Quaderno di traduzione 14. Le loup de Dossena

di Gianluca Virgilio

Voilà ce qui arriva un samedi après-midi, il y a quelques années, à seize heures trente. Le petit village de Dossena était déjà enveloppé des premières ténèbres vespérales, le glacier l’étreignait dans son étau et toutes les cheminées fumaient, quand soudain, bien au chaud dans leurs maisons, quelques habitants entendirent un long hurlement effrayant, qui pour longtemps encore après cette soirée, allait résonner dans les oreilles et rester gravé dans la mémoire de la population. Il semblait, dans cet extrême contrefort du Val Brembana, provenir de lointains glacés, de latitudes sidérales, porteur d’expériences que l’on croyait reléguées dans un passé atavique et mystérieux, à présent complètement oublié. En fait, ceux qui l’entendirent dès la première fois, même s’ils en furent profondément impressionnés, n’en comprirent pas ou ne voulurent pas en comprendre le sens et l’attribuèrent à un chien égaré aboyant aux étoiles dans les ténèbres vespérales.

Quand pourtant, non pas quelques personnes, mais tous les habitants de Dossena eurent entendu le hurlement, deux, trois et quatre fois, il n’y eut aucun doute : c’était vraiment le hurlement d’un loup. Le soir même, on convoqua d’urgence, en séance extraordinaire, le conseil municipal qui se tint à dix-huit heures trente avec grande participation de la population.

Monsieur le géomètre Astori, président du syndicat d’initiative et adjoint au tourisme, expliqua que, s’il s’agissait d’un loup, celui-ci devait s’être échappé d’un zoo, d’un cirque, qui sait de l’enclos de quelque excentrique ami des bêtes, unique en son genre dans la vallée et qu’en tout cas, l’apparition d’un loup allait trouver une grande résonance jusque dans l’Eco di Bergamo et même dans le Corriere della Sera, à la page de la chronique lombarde ; et il prévoyait déjà un notable essor touristique dans les derniers mois de la saison hivernale. Mais l’esprit entrepreneurial de Monsieur le géomètre Astori ne rassura pas les Dossenais qui par la bouche de leur maire, Monsieur l’expert-comptable Alcaini, exprimèrent leur préoccupation de voir le féroce animal jeter la pagaille dans les troupeaux de moutons et autre bétail de la région et priver les enfants de leurs après-midi en plein air. Le curé Don Sticco chercha à ramener le calme en objectant qu’il ne s’agissait assurément pas d’un loup, mais d’un chien devenu sauvage arrivé dans ces montagnes Dieu sait comment et Dieu sait d’où. Comme on le voit, il restait des sceptiques, et qui jouissaient d’une certaine autorité. En réalité, cette hypothèse non plus ne rassura personne, puisque, disait-on dans la salle, un chien sauvage pouvant être aussi féroce qu’un loup, il fallait l’abattre. Le vacher Giovanni Bonzi, à la tête d’une bonne trentaine de brunes, dont une avait obtenu le premier prix à la dernière foire de septembre, demanda la parole : dans un italo-bergamasque guttural à la très vague saveur toscane, il dit que les deux nuits précédentes il avait effectivement surpris ses vaches inquiètes dans les étables, d’ailleurs les chiens avaient longuement aboyé, et que, tout cela ne lui paraissant pas normal, il l’attribuait maintenant sans aucun doute au loup de Dossena. Telles furent ses paroles.

Ils furent nombreux à parler, dirent tous la même chose, que le loup était un loup, un loup authentique comme ceux qu’on voyait si souvent dans les documentaires de la télévision, que là-dessus il n’y avait pas de doute, que tout le monde l’avait entendu (et même le curé finit par être d’accord) et qu’il fallait le tuer. L’argument qui convainquit tout le monde de la nécessité d’organiser une battue le lendemain, ce fut qu’aucun loup ne pouvant rester solitaire, il était sûr que, dans les montagnes, dans la neige, en quelque tanière cachée, une louve avait mis ou allait mettre bas une portée, et que l’année suivante les loups se multiplieraient et Dieu sait ce qui arriverait aux pauvres habitants de Dossena. Bref, il fallait couper le mal à la racine, dit le maire, car à vrai dire les touristes allaient fuir un pays infesté de loups (infesté, c’est le mot qu’il employa) et ne reviendraient plus. Cet argument-là, opposé à celui de Monsieur le géomètre Astori, président du syndicat d’initiative et adjoint au tourisme, persuada le plus grand nombre et tout le monde applaudit, ou presque. Enfin, une fois consigné dans le procès-verbal que les autorités municipales ne pouvaient s’exempter de donner la chasse à une bête féroce susceptible de mettre en danger les biens et la sécurité des citoyens et qu’elles allaient employer tous les moyens à leur disposition pour libérer le pays de cet animal sauvage, on décida que le jour suivant, dès les premières heures de la matinée, une équipe composée de volontaires, coordonnée par le policier municipal Attanasi et dirigée par le maire en personne, battrait la zone dans un rayon d’au moins quatre kilomètres autour de l’agglomération. Finalement, après que le maire eut assuré à ses administrés que, d’ici là, ils ne couraient aucun danger, puisque le loup n’aurait pas la hardiesse de trop s’approcher du village, la séance fut levée à vingt et une heures et tous s’en retournèrent dans la tiédeur de leurs demeures, réconfortés mais pas du tout sereins. Le désaccord de Monsieur le géomètre Astori fut, bien sûr, consigné dans le procès-verbal.

Le lendemain dimanche à huit heures, on se rencontra devant l’église archipresbytérale Saint-Jean-Baptiste, armés de fusils et avec moult chiens de chasse. Il y avait une trentaine de chasseurs expérimentés, tous pères de famille, avec une longue pratique de la vénerie derrière eux, mais en leur for intérieur, ils s’avouèrent n’avoir jamais chassé le loup auparavant. Il ne manquait que le curé Don Sticco, qui d’ici peu allait devoir dire la seconde messe du dimanche. Il fit pourtant une apparition sur le seuil de la maison archipresbytérale, bénit l’expédition d’un large signe de la main et rentra. À la battue ne prit pas part non plus l’adjoint Astori, en raison de son désaccord déclaré et consigné dans le procès-verbal. Ceux qui animaient le groupe et qui se distinguaient par leur activisme, c’étaient le maire, Monsieur l’expert-comptable Alcaini et le vacher Bonzi. Le policier municipal Attanasi assurait la coordination. Les chiens aboyaient et haletaient, plus qu’impatients de se mettre en route et les hommes étaient contraints, dans l’attente des derniers compagnons retardataires, de les retenir par de violentes secousses avec la laisse et ils le faisaient avec si peu de ménagement qu’il semblait que, d’un moment à l’autre, les animaux les plus fougueux allaient mourir de suffocation, étranglés.

On remarquait aussi, parmi les chasseurs, un garçonnet pas plus haut qu’un mètre trente ; ce qui frappait chez lui, c’étaient ses yeux bleus comme le ciel de Lombardie quand il est serein, et vifs comme ceux d’un renard, c’étaient ses cheveux blonds qu’il avait très courts, même pendant les gelées d’hiver, sauf une mèche sur sa tête au front proéminent sortant de dessous le béret de laine que sa mère lui avait confectionné avec soin dans les soirées d’automne après son travail dans les champs et à l’étable. Le garçonnet était vêtu d’un blouson à carreaux rouges et verts et s’était enroulé autour du cou une écharpe rouge qui lui pendait dans le dos, il portait également ce matin-là un jean et une paire de chaussures de montagne grandes et lourdes, très chaudes. À part le jean, Berto avait l’air d’un petit pâtre sorti d’un chromo du XIXème siècle. Il avait onze ans.

Il avait demandé au maire la permission de suivre le groupe des adultes, qui, le fusil à l’épaule, étaient sur le point de s’engager sur le sentier de la montagne. Le maire avait souri, lui avait donné une tape sur l’épaule et lui avait ordonné, d’un ton débonnaire, de rentrer à la maison, chez sa mère, parce que cette battue-là n’avait rien d’une chasse au lièvre. Berto avait répondu du tac au tac qu’il avait vu le loup et que le loup lui faisait confiance, parce que lui, la veille, il l’avait approché et lui avait même donné à manger. L’expert-comptable Alcaini, bien sûr, ne l’avait pas cru, il avait ri et l’avait renvoyé à la maison.

« Si mon père était là, il me donnerait la permission. »

Voilà ce qu’avait dit Berto à l’expert-comptable Alcaini, tandis que celui-ci lui tournait déjà le dos et ne l’écoutait même plus. Mais le père de Berto s’était endormi l’année précédente et ne s’était plus réveillé, et personne n’allait lui donner cette autorisation.

Il était apparu à Berto la veille, à la fin de l’après-midi, droit et sombre, dans le bois dont le silence ne laissait supposer aucune présence d’animaux. Berto avait pâli, hésité, et puis reculé, impressionné par cette apparition inattendue. Il avait eu peur, mais il ne lui était pas venu à l’esprit de s’enfuir à toutes jambes. Le loup aussi était resté immobile devant lui, à vingt mètres de distance tout au plus, noir dans la blancheur de la neige parmi les arbres. Le loup s’était avancé lentement, avait fait un pas, puis deux et enfin Berto s’était retrouvé près de la bête, à dix mètres tout au plus. Apparemment, le loup était absorbé dans Dieu sait quelle pensée et ne bougeait pas, mais il semblait avoir confiance dans cette petite silhouette qui se détachait à peine de la grisaille du ciel entre les branches. Alors Berto avait cessé d’avoir peur, et il s’était même avancé doucement à sa rencontre, lui tendant dans la main un morceau du goûter qu’il avait emporté avec lui dans le bois, et puis le lui jetant tout entier. Il était à moins de trois mètres du loup, c’était à n’y pas croire. Il l’avait vu manger avec avidité et tourner ses regards vers lui, d’abord pleins de peur, puis presque confiants, humains. Enfin le loup, faisant volte-face, s’était enfui et, à une distance de trente mètres, comme s’il avait changé d’avis, il s’était retourné vers lui, avait levé le museau  vers le ciel neigeux, comme font les loups, pour hurler longuement plusieurs fois, abandonnant Berto dans le bois désert.

Berto, sur la route du retour, n’avait pu retenir ses larmes ; mais au village, ce même hurlement répété, comme nous l’avons dit, avait d’abord troublé les habitants de Dossena bien au chaud dans leurs maisons, et ensuite, il leur était apparu comme un défi.

Le matin de ce dimanche-là, il faisait noir comme par une nuit sans lune et la neige tombée dans les heures précédentes n’avait laissé aucune trace, si bien que les chasseurs eurent vite fait de se rendre compte que leur battue ne serait pas aisément couronnée de succès. Ils peinaient à s’orienter parmi les arbres enveloppés de la brume matinale et les chiens étaient incapables de les aider. Pas un cri d’oiseau dans ce bois, aucune présence d’animaux. Un sentiment d’angoisse envahit l’âme des hommes qui pourtant connaissaient les sentiers les plus secrets, centimètre par centimètre, pour les avoir battus des centaines de fois. Les chiens aboyaient dans le brouillard.

Soudain, un hurlement rompit cette monotonie, puis un autre et un autre encore : cela ressemblait vraiment à un défi. Hommes et chiens furent frappés de stupeur. Puis le maire indiqua d’une voix forte qu’il fallait suivre telle direction et que le loup n’était pas loin. Ils allèrent vers l’est. Au départ d’un sentier surplombant un fossé, le maire glissa et tomba, en dégringolant il entraîna dans sa chute ses deux chiens tenus en laisse. La battue s’interrompit un moment. Ils furent tous, et plus qu’aucun autre le policier municipal Attanasi, à ne pas ménager leurs efforts auprès de leur chef et compagnon à terre : le maire s’en sortait sans blessure, les deux chiens aussi. Ils se remirent en route. Un nouveau hurlement, plus aigu et plus proche, leur confirma qu’ils étaient dans la bonne direction, qu’assurément ils allaient vite rattraper le loup. Les chiens, à présent, semblaient avoir flairé la proie, puisqu’ils suivaient la trace sans hésitation, mais leurs maîtres se montraient indécis, ils les retenaient avec de violentes secousses de la laisse. Pourquoi donc ne les lâchaient-ils pas ?

Quand les chasseurs s’étaient mis en marche, Berto, désobéissant aux ordres du maire, les avaient suivis à distance, espérant en son for intérieur, que les chasseurs ne trouveraient pas le loup, parce qu’assurément, ils ne lui feraient pas grâce de la vie. Sans se faire voir, il progressait avec peine dans la neige, s’aidant d’un petit bâton qu’il avait tiré d’une branche de sapin élaguée, suivant les traces que les chasseurs disparus dans le brouillard avaient laissées avec leurs chaussures de montagne. Il entendait par moments leurs voix de loin, l’aboiement des chiens, leur férocité. Si seulement il avait la chance de trouver le loup avant eux, s’il pouvait pour la dernière fois le voir, lui parler, lui dire qu’il s’en aille dans un autre lieu, une autre montagne ! Les hommes ne le persécuteraient plus et il serait hors de danger. Et il s’imaginait pouvoir le trouver avant les adultes et le sauver. Voilà ce qu’il pensait,  enveloppé de brouillard, ne distinguant pas un arbre à dix mètres de distance, quand eux et lui, là où ils étaient, entendirent un hurlement, un seul, fort long. Les chasseurs lâchèrent les chiens et se dirigèrent vers le lieu d’où provenait le hurlement. Ils parcoururent environ cinq cents mètres, s’enfonçant dans la neige, haletant derrière les chiens qui progressaient en direction du précipice. Au bord du ravin, les chiens s’étaient arrêtés et aboyaient dans le brouillard où ciel et précipice se confondaient dans un lointain gris uniforme. Les chasseurs s’approchèrent du bord de l’escarpement et ne virent que brume ; ils dirent que c’était une fausse piste ; le loup ne pouvait être descendu de ce rocher trop abrupt, rien qu’à le tenter, il se serait fracassé dans le précipice. Ils rattachèrent les chiens et se dirigèrent vers le bois.

Berto arriva le dernier, frappant la neige de son bâton. Longtemps il plongea son regard dans le fond envahi de brume et au moment où finalement, engourdi par le froid, il s’apprêtait à faire demi-tour et à reprendre le chemin de la maison, inconsolable, une froide petite brise inespérée déchira le brouillard matinal et entre les bancs de brume lui apparut, comme une tache noire dans la blancheur de l’escarpement, la silhouette du loup, vivant.

(Traduzione di Annie et Walter Gamet)

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