Voyage en Albanie

Voisinage et éloignement, voilà certainement la source de mon envie de visiter ce pays dont on distingue parfaitement les montagnes depuis la côte adriatique du Salento, en particulier à l’aube des belles journées de claire tramontane. Cosimo De Giorgi en fit plusieurs fois l’expérience, il en parle dans une conférence intitulée Pouilles et Albanie, donnée à Florence le 11 septembre 1885 dans le grand amphithéâtre de l’Institut d’Études supérieures, à l’occasion du Troisième Congrès de l’Association météorique italienne : « Maintenant oublions un moment l’Italie et tournons nos regards vers l’autre rive de l’Adriatique. Le long de la côte entre Otrante et Leuca, lors de calmes journées printanières et estivales, le spectacle est un véritable enchantement. Je l’ai savouré plus d’une fois depuis la plage de Tricase au lever du soleil ; je vais tenter de vous en donner un aperçu (…). Le soleil se lève derrière l’une des anses du mont Elias qui culmine à 1502 mètres au-dessus du niveau de la mer, il colore de rose ses pointes blanchissantes, de jaune orangé les contreforts qui plongent dans l’Adriatique et de bleu cendré les montagnes plus lointaines. Le spectacle ne dure que quelques minutes, le roi de l’univers s’élève majestueusement derrière cette montagne, précédé d’un halo flamboyant, il forme la dernière frange dorée de la courbe des monts et il se montre, plein de lumière, de chaleur et d’énergie, comme un conquérant à l’apogée de sa gloire. C’est la première heure de la fête ! L’Adriatique, jusqu’alors brune, sombre, mélancolique se transforme comme par enchantement en un grand lac de feu, et baigne la côte italienne la blanchissant d’ourlets d’écume. Les collines des Pouilles se colorent de rose ; mais les teintes sur cette palette magique de Mère Nature changent à chaque instant. L’artiste, c’est le Soleil ! » (De Giorgi, 1886, p. 9). Il est possible qu’avant de prononcer ces mots notre savant n’ait pas personnellement visité l’Albanie, comme on peut le déduire de l’argumentum a silentio de la conférence citée, mais il est certain qu’il avait souvent tourné ses regards vers ce pays, pas seulement à l’aube mais aussi en pleine nuit. Et il voyait ceci la nuit de l’autre côté de l’Adriatique : « Le promontoire Glossa ou cap Liguetta marque le point le plus occidental de l’Albanie face à l’Italie, comme la pointe de la Palascia, au sud d’Otrante, marque le point le plus oriental de l’Italie face à l’Épire. La distance d’un cap à l’autre est à peine de soixante-dix kilomètres et la nuit, il n’est pas rare de voir depuis la côte idruntina les feux que les bergers albanais allument sur les escarpements des monts de la Chimère. » (De Giorgi, 1886, p. 10). De ce fait l’enthousiasme de De Giorgi pour la pose récente du câble télégraphique sous-marin qui unissait enfin les deux rives de l’Adriatique se justifie pleinement : « De nos jours, une pensée qui file d’Otrante à Olona (Vlora) dans le câble télégraphique sous-marin fait vibrer à l’unisson le cœur des deux régions sœurs, qui toujours se regardent et jamais ne se touchent ! » (De Giorgi, 1886, p. 19).

C’est ainsi que l’été dernier, profitant des vacances, ma famille et moi avons décidé d’embarquer à Brindisi et de gagner l’autre rive de l’Adriatique.

Rejoindre l’embarcadère de Brindisi n’a pas été simple, à cause de la mauvaise signalétique et du peu d’éclairage des routes qui mènent au port salentin. Enfin nous faisons la queue sur le quai. Le départ était prévu à vingt-deux heures, mais en cette soirée de premier août, étant donné la foule de touristes et d’immigrés qui retournent au pays pour les vacances, parvenir à atteindre le ferry en voiture nous a coûté à peu près deux heures d’attente.

Le Saint-Damien – c’est le nom de ce ferry de 1972 – fait la navette entre Brindisi et Vlora avec son équipage albanais. Il bat pavillon panaméen. À chaque aller et retour, il remplit son gros ventre de voitures, caravanes et camions sur deux étages, les cabines et divers services pour les passagers en occupent deux autres, si bien qu’on dirait un immeuble de quatre étages, surpeuplé. Nous nous attardons sur le pont du bateau pour assister aux très longues manœuvres d’embarquement. Je me trouve à côté d’un chausseur de Ruffano (province de Lecce), avec lequel j’engage la conversation. Cela fait vingt-cinq ans qu’il travaille en Albanie, il aspire à la retraite. Les Albanais n’aiment guère travailler, me dit-il, ils préfèrent s’enivrer. Ils envoient les femmes au travail, eux restent à la maison à ne rien faire. Il ajoute qu’il faudra bien dix ans pour que l’Albanie devienne un pays comme les autres. Il me demande si je vais sur les plages de Saranda, on y est bien pour pas cher. « Non, lui dis-je, je vais à Tirana pour voir à quoi ressemble cette ville ». Il acquiesce. Puis il va dormir. Nous le suivons peu après, sans assister au départ comme nous en avions eu l’intention.

Le lendemain, du pont du Saint-Damien, la baie de Valona nous apparaît dans toute son ampleur, illuminée par le soleil du matin. De l’entrée du port nous voyons se profiler la silhouette des hauts immeubles de la côte ; au-delà, sur une grande distance dans l’arrière-pays privé de toute végétation, ce ne sont qu’ouvrages de béton dus à l’homme, ils semblent avoir pris possession de chaque parcelle. Je repense à la description de la baie de Valona en juillet 1901 par Ugo Ojetti, journaliste au Corriere della Sera : « Vlora, cachée dans les oliviers au creux d’une anse entre deux collines, quelques minarets blancs émergeant du vert argenté ». L’écrivain y était arrivé à bord d’un pyroscaphe autrichien, depuis lequel, entièrement absorbé par des préoccupations à caractère militaire, il avait admiré la position imprenable du golfe que se disputaient l’Empire austro-hongrois, l’Empire Ottoman et le Royaume d’Italie. À la différence de De Giorgi, qui regardait vers l’Est depuis les rochers de Tricase, lui nous donne, dans son livre Albanie, une vision spéculaire de la côte salentine telle qu’elle se présente vue du golfe de Valona : « Il faut avoir vu le golfe de Valona, pour comprendre de quelles palpitations suffoque tout Italien qui l’imagine, ne serait-ce qu’un seul jour, aux mains d’un ennemi. Au-delà de ce bras de mer dont la largeur n’excède pas quarante milles, les matinées claires notre côte est visible à l’œil nu, avec la pointe du Sapone et celle de la Contessa, plate, sans défense, indéfendable même, jusqu’en haut des minuscules collines qui s’abaissent de Zollino et Lecce vers Brindisi. Or d’ici peu de temps tout navire de guerre sera à même de parcourir quarante milles en une heure ou deux. » (U. Ojetti, Albanie, p. 93). Malheureusement, si l’on pense aux années tragiques qui devaient suivre, lui fut bel et bien prophète en son pays !

À Vlora nous avons mis longtemps à sortir du bateau, la foule et les contrôles créant bien des difficultés. La ville nous a fait l’effet désagréable d’un lieu soumis sans entrave à la spéculation immobilière depuis de nombreuses années : les immeubles que nous avions vus depuis le ferry donnent sur de larges voies où la circulation des voitures et des piétons s’effectue de manière désordonnée et sauvage. Les bétonneurs ont anéanti toute trace de l’architecture du passé et de l’ancienne végétation. La mosquée Muradie est encore debout avec son minaret, rescapée, au milieu du trafic urbain. Beaucoup de monde dans la rue, des hommes, des femmes. Mais au bar, seuls de jeunes hommes prennent place autour des petites tables, comme autant de vitelloni désœuvrés, tandis que les vieux se contentent de sièges à l’ombre des arbres. N’étaient quelques statues commémoratives sur lesquelles se répète l’inscription Hero i Popullit, et le monument en hommage aux héros de 1912, année de l’expulsion des Ottomans, Vlora serait une ville sans passé. Omniprésent, sur de hautes hampes, le drapeau national : l’aigle bicéphale noir sur fond rouge.

De Vlora nous sommes passés à Berat, parcourant une route en mauvais état, à l’image du paysage traversé : rien n’est terminé, défini, soigné ; au contraire, tout est inachevé, à demi abandonné, négligé. Sur le bord de la route, un autocar livré à la végétation, rouillé et sale ; plus avant, le squelette noir d’un bâtiment avec des piliers de béton, abandonné ; avec cela les mauvaises herbes qui envahissent la route dégradée, les maisons fissurées, sans crépi, les champs brûlés par le soleil et cultivés seulement par endroits. Comme les habitants se concentrent en majorité dans les villes et que la campagne est en friche, nous nous interrogeons sur la provenance de la nourriture. Mystères de la mondialisation, qui permettent à Virgjil Muci, conseiller de l’ex-premier ministre Fatos Nano, d’affirmer : « L’Albanie ressemble un peu à l’Italie du début des années soixante : dolce vita, belles voitures, belles filles, de l’argent à dépenser. Il m’arrive de me demander qui travaille dans ce pays… Que produisons-nous, comment faisons-nous pour vivre ? » (in De Vitis, 2006, p. 30). En réalité, il n’y a guère de mystère, du moment que l’économie albanaise est en expansion, « ragaillardie par le boom des investisseurs étrangers qui choisissent l’Albanie en raison de l’impôt limité à 15 % et des ouvriers payés 400 €, ainsi que par l’explosion du tourisme… » (Gloria Riva, 2017, p. 27) ; me vient alors le doute que, tout en ayant depuis longtemps souhaité visiter l’Albanie, ma famille et moi-même ayons abouti dans ce flux touristique poussés à notre insu par la publicité plus ou moins cachée de quelque agence de voyage…

À Berat, les maisons aux toits pentus en tuiles sont d’un style typiquement gréco-ottoman, disposées à flanc de colline, tout à fait semblables à celles de certains villages des Apennins du Sud accrochés à la montagne ; Indro Montanelli qui visita la ville dans les premiers mois de 1939 la compare à « une crèche blanche », « une ville de carton comme pourrait en construire un Walt Disney qui aurait remplacé la poésie par la géométrie. Les maisons, toutes blanches avec des persiennes vertes (ici commence l’influence grecque) s’élèvent l’une au-dessus de l’autre, luttant pour la première place au sommet d’une roche desséchée que le flot impétueux de l’Osum a fendu en deux. » (Montanelli, 1939, p. 44). D’un côté la ville ancienne, de l’autre la nouvelle. Le long de la route bordée d’arbres qui invite à la promenade, une kyrielle de bars avec de petites tables en terrasse où sont assis les habituels vitelloni et quelques rares touristes. L’Osum coule silencieusement dans son lit, la sécheresse l’a réduit à un ruisseau, plein de bouteilles en plastique.

En pleine chaleur nous avons repris la route pour Tirana. Sur le trajet, des dizaines et des dizaines de stations services, distinctes l’une de l’autre par la compagnie pétrolière et la nationalité (Arabie saoudite, Turquie, Bulgarie, Russie, Allemagne, etc.), tout à fait superflues au regard du trafic automobile plus que réduit ; quantité de garages spécialisés pour réparer les pneus endommagés à cause des innombrables nids-de-poule sur les routes ; et tous les deux kilomètres des stations de lavage automobiles pour nettoyer la Mercedes, récente ou pas peu importe, c’est semble-t-il la voiture nationale (et si ce n’est pas une Mercedes, cela ne peut être qu’un SUV quelconque). Aucune trace des nombreux champs de marijuana dont il est question dans les chroniques et reportages journalistiques qui présentent l’Albanie comme « la serre européenne de la marijuana » (Galli, 2016, p. 26). Mais il est clair que les cultivateurs ne sont pas naïfs au point de cultiver le long de l’autoroute…

À cause de la sécheresse, le paysage est plutôt aride et, comme je l’ai dit, assez négligé, je ne risque donc pas de le voir avec les yeux de Tommaso Fiore, venu en Albanie pour y constater les progrès de l’État socialiste ; incapable toutefois de cacher une certaine nostalgie pour l’Albanie perdue, il est toujours tenté de l’assimiler à l’Italie : « Quand nous aurons vu à l’intérieur du pays des oliviers centenaires, tordus comme dans le Mezzogiorno, ainsi que des figuiers, sorbiers, pommiers, cognassiers, grenadiers, orangers et citronniers, l’illusion sera parfaite : l’Italie est telle et l’Albanie apparaît comme un appendice de l’Italie » (Fiore, 1960, pp. 13-14). On ne saurait mettre en doute le bien fondé de la nostalgie de Fiore, surtout si l’on prend en compte l’étroitesse des liens entre l’Italie et l’Albanie jusqu’à quinze ans avant que l’écrivain ne visite ce pays, comme il ressort de la recherche menée par Silvia Trani sur les rapports entre L’Albanie et l’Italie de 1939 à 1945, années de l’occupation italienne (Trani, 2007).

Nous disposons d’un témoignage sur l’époque qui précède immédiatement le débarquement des troupes italiennes en Albanie le 7 avril 1939, celui du journaliste Indro Montanelli arrivé à Durazzo le 15 décembre 1938. Il s’en est fallu de quelques jours qu’il ne voie le débarquement des Italiens, mais il a la possibilité de visiter l’Albanie de long en large, du nord au sud, de la montagne à la plaine jusqu’à la mer. Il porte un regard paternaliste de colonisateur, de visiteur venu en éclaireur sur une terre qui sera bientôt occupée manu militari, appelée à devenir une province de l’Empire. Dans sa préface pour Albanie une et mille, datée de Mai 1939-XVIII, il écrit qu’il s’est rendu en Albanie « pour en étudier la situation » et qu’aujourd’hui il espère que le livre sera utile aux Italiens « car ceux-ci se sont désormais chargés d’une lourde tâche envers l’Albanie. Cette tâche – mes amis albanais peuvent en être certains – l’Italie de Mussolini l’accomplira. Elle l’accomplira totalement. » (Montanelli, 1939, p. 1).

Notre appartement à Tirana se situe au numéro 35 Rruga Mihal Duri. Nous l’avons loué pour quatre nuits. Le propriétaire est un type corpulent et rubicond qui nous accueille avec le sourire quand il comprend que nous sommes italiens : « Italie, Berlusconi, AC Milan ! » s’exclame-t-il, comme si les trois termes étaient équivalents. Il regrette la vente de l’équipe de l’AC Milan aux Chinois. Il s’adresse à moi et à Ornella, ma femme, en nous appelant « frère », « sœur ». Il dit avoir passé quelques années en Italie où il a appris la langue.

Le soir, nous nous trouvons sur la toute nouvelle place Skanderbeg, inaugurée il y a quelques mois (juin 2017) bien que, juste derrière la statue équestre dédiée à Skanderbeg, les travaux ne soient pas encore terminés. Cette très scénographique place de Tirana est bordée d’édifices monumentaux d’époques variées et de styles différents ; son décor de jeux d’eau et de lumière est destiné à stupéfier le visiteur. C’est le cœur de la ville, où convergent les artères principales particulièrement encombrées, un très vaste espace, entouré de jeunes arbres maintenus droits grâce à des tuteurs, sur lequel donne la Mosquée Et’hem Bey avec son minaret. Un peu plus loin se dresse l’Église orthodoxe, aussi illuminée qu’un night club, et qui semble plutôt vouloir séduire qu’inviter à la prière. De l’une et de l’autre nous parviennent respectivement le chant du muezzin et l’appel des cloches, à des moments différents, ce qui laisse penser que les deux religions se sont entendues pour ne pas superposer la voix et le son.

Notre promenade dans les rues de la ville nous confirme que l’impression de Gloria Riva est amplement justifiée : « Tirana est une fille de vingt ans qui pour imiter ses sœurs aînées – les capitales européennes – se maquille exagérément dans le seul but de se faire remarquer. » (Riva, 2017, p. 27). Environ quatre-vingts ans auparavant, Tirana avait fait à peu près la même impression sur Montanelli au retour d’une visite dans le nord de l’Albanie, la Montagne : « Des hommes, si nombreux, trop nombreux et trop petits comparés au géant de la Montagne. Et tous ces hommes travaillent, circulent, s’affairent, parlent, débarrassent la ville – dont le caractère oriental est en cours de liquidation totale – pour la rendre plus belle. Sa large place, ses boulevards, ses grands palais en brique de couleur ocre, furent presque une offense pour moi, après mon séjour en province et ma vie passée entre roches et marais. Tirana me parut une ville exagérée, et – mes amis albanais me pardonneront – c’est encore ainsi qu’elle m’apparaît. Exagérée, entendons-nous bien, seulement au sens relatif du terme. S’étant donné pour but de devenir une capitale occidentale, elle doit continuer de tout mettre en œuvre pour y parvenir – par conséquent tout ce qui s’y dépense comme énergie et argent est pleinement justifié. » (Montanelli, 1939, p. 31). Il ajoute : « Tirana est une ville essentiellement moderne, pour ainsi dire inventée, comme une ville américaine qui aurait remplacé ses gratte-ciel par des minarets. Ici le temps n’a que deux dimensions : le présent et le futur. Le passé n’existe pas. Il n’y est représenté que par un bazar de plus en plus contraint à limiter sa surface, pressé comme il l’est par un plan d’urbanisme conçu pour liquider toute trace de l’Orient. » (Montanelli, 1939, p. 33).

Quatre-vingts ans après, Tirana vit donc encore le temps de la jeunesse, un temps sans passé, avec « insolence » – « cette insolente modernité de Tirana » (Montanelli, 1939, p. 38), qui comme nous pouvons le constater de nos propres yeux, « vise plus à la grandeur qu’à la beauté » (Montanelli, 1939, p. 34). Nous n’avons pas de témoignage d’Ojetti. Cette omission dans ses mémoires nous conduit à penser qu’en fait il ne visita pas Tirana, qui en 1901 n’avait pas encore atteint le rang de capitale mais n’était qu’une sorte de lieu de villégiature, donc de moindre intérêt pour le voyageur. Restons-en à ce que dit Montanelli : « y résidaient presque exclusivement des gens importants, la ploutocratie de l’époque, représentée par les beys latifundistes qui venaient en été chercher la fraîcheur et la santé, fuyant la malaria et la chaleur étouffante de Durazzo et des plaines environnantes. C’était un peu la Merano de cette région. » (Montanelli, 1939, p. 34).

Nous voici près d’une haute tour encore en construction, qui dominera bientôt tout un large espace du centre de Tirana. Le long de quelques rues adjacentes, de majestueux platanes élèvent vers le ciel leurs grandes ramifications, peut-être ceux que Tommaso Fiore a vus en fleurs en 1959 et qui échappèrent au grand massacre des années 1991-1995 – il fallait faire du bois pour l’hiver !

Tommaso Fiore est arrivé à Tirana à l’automne 1959 – il avait pris le bateau de Bari à Durazzo. C’était un automne pluvieux qui toutefois ne l’a pas privé du plaisir de la découverte. Depuis son hôtel, il a une vue sur Tirana : « Du haut d’un grand hôtel, le Dajti, on découvre tout de suite que la nouvelle capitale, Tirana, est une cité-jardin. Il y a vingt ans, rien de tout cela n’existait, et aujourd’hui, le regard est attiré non seulement par les arbres au-dessous de nous, mais aussi par la masse de ceux qui se trouvent au-delà du grand boulevard. Celui-ci s’étire devant nous d’un bout à l’autre sur plus d’un kilomètre et se concentre en une grande place polygonale, verte également, la place Skanderbeg, du nom de l’ancien héros légendaire de la nation, entourée de palais qui apparemment sont tout sauf ordinaires. On remarque donc particulièrement les ormes du Parc de la jeunesse, en face, si jeunes et prospères, aux rameaux serrés, harmonieusement entrelacés et pleins de mystère. À nos pieds le jardin est une variation de sapins sombres, de cyprès, de pins arrondis, d’eucalyptus, de grands saules et mimosas à l’italienne ; dessous, la lourde pluie déchiquette les renoncules, marguerites, anémones, soucis et asters ; les zinnias, les grands dahlias, les roseaux rouges sont épargnés, et jusqu’en janvier les roses ne manquent pas. » (Fiore, 1960, p. 13). La Tirana de Fiore, vue du haut de l’hôtel Dajti, est un locus amoenus, un jardin fleuri, rempli d’arbres verdoyants, un grand parc à l’italienne – Italie qui avait dû réembarquer au plus vite après le huit septembre 1943 ; une « cité-jardin » très différente de la ville spectrale que décrira Tonino Perna en 1996, se référant aux années qui suivirent immédiatement la chute du régime communiste d’Enver Hoxha survenue en décembre 1990 : « Toutes les rues principales et les places de la cité albanaise offraient un spectacle de désolation : des arbres tranchés net à la base (on compte qu’à cette époque on en a coupé au moins cent-cinquante-mille, en majorité des peupliers, pour se chauffer) et des ordures déposées partout où elles allaient se mêler aux flux des égouts à ciel ouvert (même dans le centre de la capitale).

L’hiver 1991 a été pour le peuple albanais le plus dur de l’époque de la seconde guerre mondiale. » (Perna, 1996, p. 1195). Je ne crois pas qu’ait été épargné un grand nombre des arbres que Tommaso Fiore avait vus trente ans auparavant dans la cité-jardin de Tirana, Tirana qu’une partie de la jeunesse avait quittée pour trouver un point de chute en Italie (l’année 1991 est celle du grand exode). Selon Perna : « Dans les premières années de la chute du régime, arriver à Tirana en venant d’un pays industrialisé, donnait la sensation d’un brusque retour dans le passé. La capitale apparaissait comme un gros bourg de campagne avec dans les rues des charrettes et des animaux, de nombreux vélos et plein de gens à pied. Même dans le centre de la capitale, l’éclairage modeste et parcimonieux n’empêchait pas d’observer les étoiles, ce qui chez nous désormais ne peut plus se faire qu’en montagne, l’air qu’on y respirait était aussi pur et léger que celui de notre enfance.

En moins de trois ans, Tirana et la majorité des villes albanaises se sont drastiquement transformées : on est passé de moins de dix-mille autos dans tout le pays à plus de deux-cent-mille véhicules (pratiquement tous d’occasion et pour la plupart volés en Italie), les habitations sont constellées des grandes cuvettes des antennes paraboliques de fabrication japonaise, les boutiques sont neuves et remplies de toutes sortes de marchandises. » (Tonino Perna, 1996, p. 1198)

À un peu plus de huit heures du matin, tandis que les filles dorment encore, Ornella et moi quittons la maison ; nous parcourons la Rruga Mihal Duri, sur laquelle s’ouvrent cent boutiques improvisées, mais qui sont là depuis qui sait combien d’années, dans des locaux délabrés d’une Tirana à demi cachée, qu’on ne peut voir que dans les rues secondaires comme celle-ci : maisons basses aux toits de tuiles, restes de la cité ottomane déjà depuis longtemps « évacuée et liquidée » (Montanelli, 1939, p. 31), petits jardins peu ou pas du tout soignés, utilisés comme dépotoirs oubliés pour les objets hors d’usage, où subsistent encore quelques tonnelles, quelques masures équipées d’une antenne parabolique ; et là tout près, le sureau pousse entre les interstices du dallage d’une cour, dans une voie sans issue, sur un balcon abandonné, omniprésent là où la main de l’homme s’est retirée. À un point de vente situé en sous-sol, nous achetons un burek – rustique sandwich au fromage – et une bonbonne de dix litres d’eau (il est déconseillé de boire celle du robinet), puis nous rentrons à la maison. Au réveil de Giulia et Sofia, vers dix heures du matin sous un soleil de plomb, nous nous dirigeons tous les quatre vers le centre de la ville.

À la lumière du jour, la place Skanderbeg nous apparaît comme un énorme espace convexe entièrement pavé, d’où ça et là jaillissent des sources d’eau qui coulent vers des réceptacles cachés au bord de la place. Une drôle d’idée, semble-t-il, plutôt que le produit d’une géniale inventivité ; cela ne vaut que pour l’été – et encore, les passants cherchent à éviter l’eau pour ne pas mouiller leurs chaussures – l’hiver le gel doit en faire un vrai piège. Nous échangeons nos avis sur le sens d’une telle place, sachant que chaque élément urbanistique est le fruit d’une vision du monde. Que signifie un espace aussi vaste, aussi ouvert, sans aucune possibilité de s’asseoir faute de siège et de place à l’ombre sinon sur le bord, où les gens ne peuvent que passer sans s’arrêter, car s’arrêter en plein soleil et les pieds dans l’eau serait insensé, si bien que chacun se dépêche de rejoindre un point de cette large circonférence pour aller dans la direction voulue ? Est-ce un non-lieu, un lieu neutre comme ceux dont parle Marc Augé, en direction duquel tout le monde peut regarder la statue équestre de Skanderbeg, la mosquée, l’église orthodoxe, les bâtiments du fascisme et ceux du communisme, et aussi la tour de l’hôtel Tirana, de l’hôtel del Plaza, sans qu’il soit permis de s’y arrêter et d’y prendre place ? Personne n’en a le droit, on ne peut que la traverser ou s’arrêter sur le bord, assis sur les marches du Théâtre ou du Musée Historique, à regarder cette grande place, désert de briques ça et là rafraîchi par les jets d’eau recyclée, sur laquelle de nuit nous avions vu se refléter les lumières des bâtiments.

Giulia et Sofia me font remarquer que l’air est irrespirable sur la place car peu de voitures sont équipées de pot catalytique et le vent transporte jusqu’ici les gaz d’échappement depuis les rues environnantes embouteillées. En somme, nous ne retrouvons pas la « douceur » de l’air célébrée par Tommaso Fiore : « … même douceur de l’air que chez nous, plus souvent humide » ; nous parvenons à entrevoir le Dajti dont le contour reste caché derrière les nombreuses tours. Fiore écrivait : « … le ciel se dégage parfois vers les monts où le Dajti domine l’horizon de ses deux formes arrondies. Et de tous côtés le regard s’attache à sa couleur changeante, de la livide ardoise au bleu ciel le plus tendre. » (Fiore, 1960, p. 14). Non, vraiment il nous est impossible de voir tout cela.

Tandis que nous sommes assis sur les marches de l’Opéra (Teatri Kombetar i Operas dhe Baletit), un homme s’approche de nous. Il nous donne très aimablement quelques indications sur les endroits que nous pourrions visiter. Il parle assez bien l’italien, qu’il a appris, nous dit-il, en suivant les émissions d’Italia Uno. Il offre de nous accompagner dans nos visites, mais comme c’est un guide touristique officiel – il nous montre sa carte – nous déclinons la proposition : nous voulons non pas faire une excursion touristique, mais seulement voir la ville de nos propres yeux, sans aucune médiation.

Épuisés par la chaleur, nous entrons dans le grand et tout nouveau centre commercial, Toptani Shopping Center. Des fenêtres du sixième étage – où se trouve le restaurant – le regard embrasse une grande partie du centre de Tirana, mais l’attention est attirée par le chantier bien avancé de la grande mosquée – tout est grand ici, tout doit être grand. Elle est, dit-on, financée par la Turquie d’Erdogan, et occupera la première place dans tous les Balkans (Riva, 2017, p. 28). De notre point d’observation, les quelques ouvriers en combinaison orange paraissent tout petits. Nous déjeunons là pour profiter encore un peu de la fraîcheur de l’air conditionné et de la vue sur la ville. Mais comment n’avons-nous pas compris plus tôt que ce centre commercial est bel et bien le véritable centre de la ville ? Les musées, les tours, les mosquées et les églises, tout s’étale à ses pieds. Entente générale parfaite, dans le lien étroit entre les affaires et le shopping.

À la sortie du Centre commercial, nous tombons sur une rue dédiée à Georges W. Bush. D’où vient que dans le centre de Tirana, parmi tant de rues qui toutes portent un nom albanais, l’une d’elle soit consacrée au président américain ? Il paraît que les Albanais lui sont reconnaissants de la visite qu’il leur a rendue en 2009. Ornella me fait remarquer qu’en seconde langue seuls les vieux de Tirana parlent l’italien, les jeunes eux utilisent l’anglais.

Pour aller de Tirana à Schkodra, il faut parcourir environ quatre-vingt-dix kilomètres. À la périphérie de Tirana, en plein après-midi, nous nous trouvons dans la circulation chaotique de retour du travail, sur les deux voies. Nous avançons au pas, la route semble s’être transformée en bazar : à droite comme à gauche c’est une succession de boutiques et petits points de vente de toute sorte, aménagés dans un garage, une soupente, une remise, une cave, partout où il y a de la place pour contenir la marchandise ; nous nous sentons assiégés par une myriade de personnes qui veulent nous vendre quelque chose ou profiter de la circulation ralentie pour demander l’aumône avec insistance : une humanité pauvre et avide qui ne peut qu’inspirer de la peur au visiteur. Ornella me demande de verrouiller les portières.

Quatre-vingt-dix kilomètres pour aller jusqu’à Schkodra, cela paraît peu, mais c’est beaucoup quand on doit rouler à petite allure pour bien interpréter les mouvements d’automobilistes indisciplinés et de piétons qui traversent la route dans les endroits les plus imprévus, le long des voies rapides, tout en veillant aussi à éviter les cyclistes qui pédalent dans toutes les directions. De plus avec partout des travaux en cours, des trous s’ouvrent là où l’on s’y attend le moins, il vaut mieux réagir rapidement pour les éviter sous peine de finir dans une de ces innombrables officines de pneus qui bordent la route ; enfin il faut faire attention aux chiens, extrêmement dangereux car contrairement aux humains ils traversent sans même regarder.

Schkodra, la deuxième ville d’Albanie pour la population (cent-quatorze-mille habitants), nous apparaît sale et en mauvais état. Nous y arrivons en fin d’après-midi, toujours à l’aide du GPS qui pallie l’absence presque totale de panneaux routiers. L’administration locale a procédé à la restauration de la voie piétonne destinée à la promenade, avec arrêt possible dans les très nombreux bars et magasins de souvenirs. Mais il suffit de s’éloigner de cette rue pour faire aussitôt des rencontres inquiétantes : le squelette noirci d’un immeuble de six étages, un palais du dix-neuvième siècle, sans doute élégant autrefois, aujourd’hui dans un état de total abandon, la très majestueuse façade d’un édifice derrière laquelle on entrevoit les mauvaises herbes qui ont poussé sur le toit effondré, etc. Tout donne l’impression de travaux en cours, d’une œuvre inachevée. Seule la mosquée est flambant neuve ainsi que la toute proche église orthodoxe. Ornella réussit dans l’une de ses prises de vues à réunir la croix et le minaret. Aucune trace de l’antique bazar de Schkodra, ne subsiste que la belle description que nous en a laissée Ugo Ojetti et qu’il vaut la peine de rapporter ici, au moins en partie : « Dans le bazar, on trouve de tout. De toute la montagne et de la plaine à des jours et des jours de marche, on vient ici vendre et acheter. Orfèvres et bouchers, tailleurs et maquignons, antiquaires et marchands de légumes, marchands de tabac et cafetiers, poissonniers et armuriers, cordonniers et volaillers, muletiers et parfumeurs, droguistes et boulangers – chacun d’eux a non seulement sa baraque grande ouverte pour exposer sa marchandise, mais également la ruelle, la placette, l’impasse destinée à sa propre corporation.

Ainsi, sous un grand mûrier s’agglutinent une centaine de femmes, assises, étendues, accroupies, agenouillées, elles vendent des œufs et de la volaille, le soleil joue à travers le feuillage sur le blanc des voiles et des paniers, sur le métal des colliers et des ceintures, sur les laines diverses des cent costumes de la Zadrima, de la Mizdizia, de chaque bannière et de chaque bourg de la haute Montagne jusqu’aux confins du Monténégro et du sandjak de Novipazar. Autour d’un puits, on ne vend que du blé et du maïs exposé en vrac sur des couvertures blanches et rouges, ou dans des sacs ouverts pour montrer la belle récolte dorée ; les hommes, qui ont dû laisser les armes au poste de garde à l’entrée de la ville, veillent sur leurs biens et négocient sans faire d’offre. Dans une ruelle, en montant le long de la pente qui mène ensuite à la Citadelle, des femmes de la ville exposent des broderies anciennes et nouvelles, des soieries, des brocarts, des damas, des costumes à feuilles et fils d’or à cent lires turques, des coupons de mousseline imprimée d’une valeur de quelques piastres. Au détour, une forte odeur de saumure annonce la poissonnerie ; et tous les poissons de l’Adriatique que les « londre » ont remontés par Ulcinj et de Shëngjin, mieux tous les poissons du lac à chair douce comme celle du saumon, tendre comme celle de la carpe ou farineuse comme celle du brochet scintillent dans un chatoiement de rose, de bleu, de vert pâle, dans les corbeilles ruisselantes, sur un lit de feuilles de joncs et de nymphéas. Un peu plus loin, dans un pré le long du fleuve, se tient la foire aux chevaux… » (Ojetti, 1902. pp. 116-117).

Le bazar de Schkodra du temps d’Ojetti, donc à l’époque ottomane, était encore une réalité bien vivante et pas simplement pittoresque comme en 1939, quand Montanelli le visite. Voici ce qu’écrit le journaliste de Fucecchio sur le sujet : « Naturellement, cette vieille cité est la plus intéressante, la plus incommode et pittoresque, avec « son quartier des tanneurs », sa « mosquée du plomb », son bazar sonore et multicolore. On dirait que ce faubourg oriental a été posé là, en bonne place, pour mieux faire ressortir le lustre tout occidental et un peu prétentieux de la ville nouvelle, avec ses bâtiments et ses rues modernes, aérée par des jardins bien entretenus. C’est de ce caractère occidental que les habitants sont fiers et ils n’ont pas tort. « Vous savez, me dit l’un d’eux, tous les étrangers s’accordent à dire que la cité ancienne les intéresse davantage. Ne vous semble-t-il pas que l’amour du pittoresque est toujours un peu une marque de mépris ? ». Je n’ai pas osé le contredire. » (I. Montanelli, 1939, p. 13).

Quant à nous, nous ne nous sommes même pas aperçus de ce prétendu « pittoresque », nous n’avons vu que du « touristique ». Nous étions plutôt fatigués d’avoir longtemps marché, il faisait déjà nuit, nous sommes donc rentrés à Tirana.

Le lendemain après-midi nous avons vu le lac de Tirana, petit lac artificiel que l’on atteint au prix d’une belle trotte au départ de la place Skanderbeg. La longue avenue Bul. Deshmoret e Kombit, autrefois appelée Mussolini, mène à la Place d’Italie, aujourd’hui Sheshi Nene Tereza, Place Mère Teresa de Calcutta. Les changements de toponymes révèlent les mises au ban de l’histoire et les nouvelles orientations. L’avenue est bordée de jardins qui, avec pas mal de bustes et statues d’hommes importants, conservent ici ou là d’anciens blockhaus à moitié ensevelis sous la végétation, elle est aussi bordée d’innombrables tours plus ou moins hautes, sièges des banques et autres instituts d’affaires. La Place d’Italie entourée des palais du pouvoir semble délimiter un espace vide, désert, inhospitalier. Impensable de s’arrêter au centre, de discuter, négocier, parler les uns avec les autres : de telles places ne peuvent que se traverser rapidement, ou bien on reste au bord comme sur la Place Skanderbeg. Les gens aiment se promener un peu au-delà, après le bois du Parku i Madh que l’on franchit sur un sentier en montée bien pavé, réservé aux piétons et aux cyclistes, sans voies distinctes. On monte volontiers jusqu’en haut, parce qu’au bout du sentier il y a la descente et la récompense d’un petit lac artificiel et de sa digue qui barre le cours d’un torrent formé par la réunion des eaux dans la vallée. On vient se promener sur la digue dans l’espoir de sentir la fraîcheur de l’eau, en mangeant des noisettes et grignotant des épis de maïs rôtis. Au-delà, plus bas, trafic bloqué comme tous les soirs.

Du balcon de notre appartement, entre les hauts immeubles je vois peu de vieilles maisons de l’ancienne Tirana, qui survit à grand peine dans les arrières-boutiques des rues principales ; maisons à toits de tuiles, à un étage, deux tout au plus, presque toujours délabrées ; les pergolas de Tirana prennent appui sur ces vieilles maisons. Pour avoir une pergola, il suffit de posséder un petit jardin de quelques mètres carrés ; même pas, il suffit d’une maison, d’un toit et d’un mètre carré de terrain attenant à la maison pour y planter la vigne. Elle croîtra sur ce bout de terre et donnera de l’ombre et des fruits – en août à Tirana le raisin est déjà mûr. Une pergola en ville, c’est l’œuvre d’un paysan urbanisé, qui a abandonné la campagne et a recréé là où c’était possible de le faire, un peu de sa vie rurale. « Encore aujourd’hui, affirme Virgjil Muci, nous sommes face à un flux migratoire très important des zones rurales vers Tirana, et cette population apporte avec elle sa propre civilisation, sa propre culture… » (in Loredana De Vitis, 2004, p. 28) ; et sa propre nostalgie ajouterai-je. Les pergolas que j’ai vues, dont quelques-unes sont bien soignées derrière de hautes bâtisses, et tant d’autres en perdition destinées à devenir sauvages et stériles, me sont apparues comme le signe d’une ultime tentative de sauvegarde d’un monde abandonné par nécessité, et non par esprit d’aventure. Une pergola a envahi la route et croît sur les branches d’un arbre de l’aménagement floral public.

Nous avons passé un après-midi à Durazzo, à trente-six kilomètres de Tirana. Pour y aller, il y a une autoroute, tout le monde roule sur la voie de dépassement qui, récemment asphaltée, se trouve en meilleur état que la voie normale d’apparence plutôt usée et pouvant réserver la surprise de quelques nids-de-poule. Durazzo est la cité portuaire qui fait face à Bari, là où Tommaso Fiore est arrivé à l’automne 1959. Nous nous promenons de long en large, visitant la Mosquée (Fatih Mosque) qui domine la place, l’Église orthodoxe qui donne sur la Rruga Fan S. Noli, l’évêque biographe de Skanderbeg ; le bain turc, proche de la zone portuaire, n’est pas ouvert à la visite ; enfin les ruines à demi-cachées de l’amphithéâtre romain, l’un des plus grands des Balkans, où un couple de jeunes mariés se fait prendre en photo pour immortaliser le jour de leurs noces.

Nous dégustons une bonne glace, nous transpirons à grosses gouttes à cause de la chaleur humide qui vient de l’Adriatique, nous tournons encore un peu entre les immeubles que la spéculation immobilière a élevés tout autour de la Place Liria, la très moderne place centrale de la ville, puis nous retournons à Tirana.

Le lendemain matin, pour sortir de Tirana et prendre l’autoroute en direction d’Elbasan, nous avons fait trois fois le tour de la ville, guidés par le GPS qui nous ramenait toujours à l’endroit où la route était fermée pour cause de travaux. Nous étions désespérés. Je me suis arrêté, à la recherche de quelqu’un qui puisse nous conseiller. Jamais nous n’oublierons le boucher, le couteau à la main, qui comprenant nos difficultés laissa son travail pour nous donner des indications. Ses explications, dans son albano-italo-anglais, étaient claires. Mais comme l’itinéraire était particulièrement embrouillé, le gros homme ordonna à l’un de ses employés de nous escorter avec sa moto jusqu’à la sortie de Tirana, pour nous mettre sur la bonne route. Nous voici donc à suivre un motocycliste sans casque qui parcourt trois kilomètres pour nous guider, nous sommes sidérés par tant de gentillesse. Chers amis d’Albanie, comment vous remercier ? Sans votre aide, nous serions encore là à tourner sur nous-mêmes dans le labyrinthe de la Tirana moderne.

[Traduzione dall’italiano di Annie Gamet]

Références bibliographiques (titres en italien)

Michele Colafato, Le onde albanesi e la riva italiana, “Il Mulino” 6/91 – Nov.-Déc. 1991.

Cosimo De Giorgi, Puglia ed Albania, Extrait de la “Rassegna Nazionale”, an VIII, Florence 1886.

Loredana De Vitis, Welcome to Albània, Paesaggi e culture, Lecce 2006.

Tommaso Fiore, Sull’altra sponda, Lacaita, Manduria-Roma-Perugia 1960.

Andrea Galli, Albania. La serra della droga in Europa, “Corriere della Sera”17 novembre 2016, p. 26.

Indro Montanelli, Albania una e mille, Paravia, Turin 1939.

Ugo Ojetti, Albania, Casa Editrice Nazionale Roux e Viarengo, Turin 1902.

Tonino Perna, Così vicina, così lontana: economia e società albanese nell’era postcomunista, “Il Mulino” 6/96 – Nov.-Déc. 1996.

Gloria Riva, Turbo Albania, “De La Repubblica” juillet 2017.

Silvia Trani, a cura di, L’Unione fra l’Albania e l’Italia. Censimento delle fonti (1939-1945) conservate negli archivi pubblici e privati di Roma, Ministero per i beni e le attività culturali – Direzione generale per gli archivi, Roma 2007.

Questa voce è stata pubblicata in Passeggiate di Gianluca Virgilio, Traduzioni di Annie Gamet e contrassegnata con . Contrassegna il permalink.

Lascia un commento

Il tuo indirizzo email non sarà pubblicato. I campi obbligatori sono contrassegnati *