Sortie du confinement

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Nouvelles réflexions (à partir d’une interview parue ce jour (21 avril 2020) sur un quotidien italien)

Sommes-nous en train de vivre, avec cette réclusion forcée, sous un nouveau régime totalitaire ?

Plus largement se formule peu à peu l’hypothèse que nous sommes en train d’assister à la fin d’un monde : les démocraties bourgeoises, fondées sur des droits, des parlements et la division des pouvoirs, cèdent la place à un nouveau despotisme qui, si l’on pense à l’extension des contrôles et à la fin de toute activité politique, sera pire que les totalitarismes que nous avons connus jusqu’à présent. Les politologues américains le nomment Security State, c’est-à-dire un état dans lequel on peut imposer n’importe quelle limite à la liberté individuelle « pour raison de sécurité » (en l’occurrence la « santé publique », terme qui évoque les tristement célèbres « comités de salut public » de la Terreur) . D’ailleurs en Italie nous sommes habitués depuis belle lurette à des lois par décret d’urgence de la part du pouvoir exécutif, qui de cette façon se substitue au pouvoir législatif et abolit de fait la division des pouvoirs sur laquelle est fondée la démocratie. Et le contrôle exercé par l’intermédiaire des caméras de surveillance, et aujourd’hui comme cela est proposé par les téléphones portables, excède très largement toutes les formes de contrôle exercés sous les régimes totalitaires comme le fascisme ou le nazisme.

À propos des données, en plus de celles qui seront obtenues grâce au téléphone portable, une réflexion serait aussi à mener sur celles que diffusent les nombreuses conférences de presse, souvent incomplètes ou mal interprétées.

C’est là un point important qui touche à la racine du phénomène. Pour peu qu’on ait quelques notions d’épistémologie, on ne peut qu’être surpris par le fait que les médias tout au long de ces derniers mois ont diffusé des chiffres sans aucun critère scientifique, non seulement sans les mettre en relation avec la mortalité habituelle pour la même période, mais sans même préciser la cause du décès. Je ne suis ni virologue ni médecin, je me borne à citer textuellement les sources officielles dignes de foi. 21000 morts par Covid-19, cela semble et c’est effectivement un chiffre impressionnant. Mais si on le rapporte aux données statistiques annuelles, cela prend évidemment un autre aspect. Il y a quelques semaines, le président de l’Istat, le docteur Gian Carlo Blangiardo, a communiqué les chiffres de la mortalité de l’année passée : 647000 morts, donc 1772 décès par jour. Si nous analysons les causes en détails, nous voyons que les dernières données disponibles relatives à l’année 2017 indiquent 230000 morts de maladies cardiovasculaires, 180000 de tumeurs, au moins 53000 de maladies respiratoires. Mais, un point est particulièrement important et nous touche de près.

Lequel ?

Je cite le docteur Blangiardo : « En mars 2019, il y a eu 15189 décès dus aux maladies respiratoires, l’année précédente il y en avait eu 16220. Soit dit en passant, on voit là un nombre de décès plus élevé que les 12352 dus au Covid-19 déclarés durant le mois de mars 2020 ». Si c’est exact, et nous n’avons pas de raison d’en douter, sans vouloir minimiser l’importance de l’épidémie, il faut pourtant se demander si celle-ci ne permet pas de justifier des mesures de restriction de la liberté telles qu’on n’en avait jamais pris dans l’histoire de notre pays, pas même pendant les deux guerres mondiales. S’ensuit le doute légitime qu’en répandant la peur et en isolant les gens chez eux on ait voulu faire porter par la population les très lourdes responsabilités des gouvernements qui auparavant avaient démantelé le service de santé publique et en Lombardie commis une série d’erreurs non moins graves dans la lutte contre l’épidémie.

En vérité, les scientifiques non plus n’ont pas donné une belle image. Il semble qu’ils n’aient pas été en mesure de fournir les réponses qu’on attendait d’eux. Qu’en pensez-vous ?

Il est toujours dangereux de confier à des médecins et à des scientifiques des décisions qui sont, en dernière analyse, éthiques et politiques. Les scientifiques, à tort ou à raison, poursuivent en toute bonne foi leurs raisonnements qui s’identifient avec l’intérêt de la science, et au nom desquels – l’Histoire le montre amplement – ils sont prêts à sacrifier quelque scrupule d’ordre moral. Je n’ai pas besoin de rappeler que sous le nazisme des scientifiques très estimés ont guidé la politique eugéniste et n’ont pas hésité à profiter des camps pour mener les expériences létales qu’ils jugeaient utiles aux progrès de la science et à la santé des soldats allemands. Dans le cas présent, le spectacle est particulièrement déconcertant, car en réalité même si les médias le cachent, les scientifiques ne sont  pas d’accord entre eux et certains parmi les plus illustres ont une opinion différente sur l’importance de l’épidémie et sur l’efficacité des mesures de confinement, tel Didier Raoult, peut-être le plus grand virologue français, qui dans une interview parle à ce sujet de croyance médiévale. J’ai écrit ailleurs que la science est devenue la religion de notre temps. L’analogie avec la religion est prise à la lettre : les théologiens se déclaraient incapables de définir clairement ce qu’est Dieu, mais en son nom ils dictaient des règles de conduite aux hommes et ils n’hésitaient pas à brûler les hérétiques ; les virologues admettent qu’ils ne savent pas précisément ce qu’est le virus, mais en son nom ils prétendent décider comment doivent vivre les êtres humains. 

On commence à dire – comme cela est souvent arrivé dans le passé – que rien ne sera plus comme avant et que notre vie doit changer. Que va-t-il se passer d’après vous ?

J’ai déjà tenté de décrire la forme de despotisme à laquelle nous devons nous attendre et contre laquelle il faut inlassablement nous tenir sur nos gardes. Mais si pour une fois nous quittons le contexte actuel et essayons de considérer les choses du point de vue du destin de l’espèce humaine sur la terre, me viennent à l’esprit les considérations de Louis Bolk, anatomiste néerlandais. Selon Bolk, l’espèce humaine se caractérise par une inhibition progressive de ses dispositions naturelles vitales d’adaptation à l’environnement, qui sont peu à peu remplacées par une croissance hypertrophiée des dispositifs technologiques destinés à adapter l’environnement à l’homme. Quand ce processus dépasse une certaine limite, il atteint un point où il devient contre-productif et se transforme en autodestruction de l’espèce. Des phénomènes comme celui que nous sommes en train de vivre me semblent montrer que ce point est atteint, et que la médecine censée soigner nos maux risque d’engendrer un mal encore plus grand. C’est aussi contre ce risque que nous devons résister par tous les moyens.

[Traduzione dall’italiano di Annie Gamet :  https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-nuove-riflessioni]

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