Masques

Mais que s’est-il donc passé pour qu’en deux mois survienne un changement d’une telle ampleur, non seulement dans les comportements mais aussi dans les mentalités ? Oubliées nos chères habitudes de sortir à visage découvert, gage de la franchise de nos relations, de notre liberté aussi, dans notre République moderne qui, souvenons-nous, est tout de même allée jusqu’à légiférer (11 avril 2011) contre la dissimulation du visage dans l’espace public, proscrivant capuches, cagoules, et autres dispositifs couvrants visant à échapper à la vidéosurveillance, ainsi que les nicabs portés pour raisons religieuses ! Aujourd’hui, le civisme, c’est de se masquer.

Bien entendu je ne conteste pas que pour limiter la propagation du coronavirus la prudence exige le port du masque dans les transports en commun et les lieux surpeuplés, mais je me demande quelle est son utilité quand on est seul au volant de sa voiture personnelle. Je sais aussi que certains maires de grandes villes à la population très dense veulent obtenir des préfets le pouvoir de prendre des arrêtés municipaux pour le rendre obligatoire. Mais dans ma ville aux rues peu fréquentées, d’où vient que mes concitoyens volontiers rétifs aux règlements, vont au-delà des recommandations, passivement, tristement, malgré l’inconfort de se couvrir la bouche et le nez ?

À cause des masques mais en contraste total avec le spectacle que j’ai sous les yeux, me reviennent à l’esprit des représentations littéraires et picturales de carnaval à Venise au XVIIIe siècle : de belles pages de l’Histoire de ma vie par Casanova, ou la grâce des tableaux de Francesco Guardi, Giandomenico Tiepolo, Pietro Longhi, par exemple. Ce sont des moments de vie intense et libre, de mystère et d’inquiétude étroitement associés à la puissance transgressive de la fête, errance au hasard des pulsions et des fantaisies où l’incognito abolit les contraintes sociales et permet les rencontres improbables, rapprochements furtifs où le masque, qui donne à voir autant qu’il cache, protège le secret, excite la curiosité et avive l’attente du dévoilement.

Malheureusement aujourd’hui c’est une bien mauvaise farce qui se joue parmi nos contemporains. La peur irraisonnée s’est invitée sur le théâtre du monde, savamment entretenue comme instrument de pouvoir : le peuple masqué suit le programme prédéfini, imposé par l’autorité mal identifiée du moment, sans volonté d’autonomie, comme si le confinement des corps avait bel et bien engourdi le cerveau. Il y a peu encore, l’injonction « restez chez vous » résonnait dans toutes les têtes, non masquées car les masques étaient un bien rare dont il ne fallait surtout pas priver le personnel soignant, ni si possible les caissières de supermarché, les agents d’entretien, les éboueurs, j’allais oublier les gendarmes et les policiers, les seuls à pouvoir déambuler librement dans la rue. Il importait avant tout de se préserver de la maladie pour éviter l’engorgement des services hospitaliers gravement mis à mal par les choix économiques des dernières années. Ces jours-ci au contraire, tout est changé : le port du masque s’impose, nous affirme-t-on sans rire, car la population s’est si bien préservée de la contagion qu’elle est loin d’avoir atteint l’immunité collective. Se masquer est un devoir, une marque d’attention à la santé des plus fragiles, c’est obligatoire au travail, du moins pour ceux qui en ont encore un, et dans la rue c’est la preuve visible, pour qui l’aurait oublié, que la menace de la maladie est toujours présente, qu’elle justifie, et justifiera, toutes les mesures liberticides de l’État d’urgence : « respectez les gestes barrières, travaillez et consommez car le pays doit se relever, mais surtout ne vous rassemblez pas, sous aucun prétexte. »

Je traverse la ville en sens inverse pour rentrer à la maison, tout en réfléchissant aux conséquences désastreuses de cette gestion de crise par la peur, une peur assez bien orchestrée pour qu’un gouvernement très contesté réussisse à faire de la « guerre contre le virus » une magnifique occasion de réduire son opposition au silence. Je pense à une autre pandémie, celle de la grippe de Hong Kong qui entre 1968 et 1970 a fait un million de morts dans le monde, dont environ 30000 en France en décembre 1969 et janvier 1970. Cela je l’ai lu dans les livres, car comme les autres personnes de ma génération qui commencions alors notre vie d’adulte dans la France de l’après soixante-huit, je n’en ai absolument aucun souvenir : il n’y a pas eu de confinement généralisé, pas de médiatisation non plus, encore moins de « distanciation sociale ». Sur la place de la ville, au milieu de la sinistre mascarade des passants masqués, muselés, bâillonnés, je me prends soudain à rêver que bientôt chacun, comme à la fin de la commedia dell’arte, va jeter son masque et se libérer du rôle stéréotypé qu’il vient de jouer, sourire, saluer, envoyer des baisers, puis quitter la scène et retourner à ses affaires. Allons, il est temps pour nous tous aussi de reprendre en main notre destin, individuel et collectif, ici et maintenant sans attendre qu’un pouvoir intrusif décide pour nous, sans nous, l’avenir qu’il nous prépare. À nous, dans la conscience tragique de notre finitude, de redevenir totalement humains, de construire notre liberté, en faveur de la vie et non contre elle.

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