Zibaldone salentino (extrait 11)

Souvenir de mon père octogénaire. Quand je lui proposais un nouveau livre, il se détournait en me remerciant et reposant le cadeau sur la pile de livres. – Il ne le lira pas – pensais-je, cachant mal ma déception. J’aurais dû penser que le désir de connaître est lié au temps, et que son affaiblissement est un présage de mort.

Paideia. Ce terme antique désigne ce dont nous avons tous besoin dès l’enfance : être éduqués, non pas comme des brebis, mais comme des êtres humains dotés de raison et de sens critique.

S’ensuit la question de savoir qui a le droit d’éduquer. Dans ce monde, les plus forts (une minorité) utilisent les soi-disant agences éducatives (écoles, universités, médias, etc.) pour imposer les règles de vie, et la majorité s’y adapte. Le syndrome du troupeau englobe l’humanité. Réussir à repérer cette fausse paideia, en comprendre les effets délétères et la combattre, c’est le devoir d’une paideia saine, selon laquelle l’homme est un être vivant apte à comprendre les raisons des comportements, le sien et celui des autres, à chercher le meilleur moyen de réguler les relations dans le respect de son environnement et des autres êtres vivants. En toute chose, il est nécessaire de retrouver la juste mesure. En outre, il faut croire en cette possibilité et faire en sorte qu’elle se réalise. Voilà peut-être le seul but qui justifie qu’on prenne la peine d’écrire.

Maîtres et ministres. “Le mot “maître” est en voie d’extinction. Son déclin coïncide avec la généralisation d’un langage désossé, informatisé, sans plus de rapport avec la vie, subordonné au fétichisme des chiffres. La novlangue ultramoderne voudrait prendre son autonomie et faire abstraction de la dimension charismatique du maître, ou plutôt de la subjectivité irréductible de son énonciation. Il convient de rappeler que l’origine du mot “maître” est magis et qu’il désigne dans la langue latine celui qui a un rôle supérieur, contrairement au “ministre” (minister) qui, lui, n’a qu’un rôle inférieur (minus). Il faut aussi rappeler que l’origine de cette terminologie se trouve confirmée dans le langage religieux : le premier était le “célébrant principal” tandis que le second était l’assistant, “le serviteur”. Notre époque a brutalement mis fin à cette division, en l’inversant indûment.” Massimo Recalcati, Le discours du maître, in “aut aut” 388, décembre 2020, p. 50.

À l’ère de la technique, en vérité, si le magister s’identifie à l’expert, au technicien, au scientifique,        il reste supérieur au minister, puisque celui-ci ne décide rien qui n’ait été approuvé par le magister. On l’a très bien vu en ces temps de pandémie, où toute décision du ministre de la santé (assistant-serviteur) était subordonnée à l’avis du magister-virologue (célébrant principal). Aujourd’hui, le paradigme culturel dominant n’est donc plus religieux, il est techno-scientifique.

Se taire. Il ne suffit pas de comprendre l’importance de se taire, encore faut-il en apprendre l’art. L’art de se taire, de ne rien dire, à moins qu’il ne soit absolument nécessaire de parler, ce qui n’arrive que très rarement. L’art de se taire présuppose une claire conscience de la résonance infinie, incontrôlable, irrémédiable de la parole, du fait que la venue au monde de la parole équivaut à l’ajout d’un ingrédient après coup dans la soupe des bavardages humains ; ajout d’ailleurs inutile, car aussitôt écrasé, falsifié, réduit à néant par le sottisier des idées reçues et notre mystifiante hypocrisie. L’art de se taire est donc l’art de se soustraire à tout ceci, un art difficile à apprendre et à pratiquer.

Livres scolaires. Carlo Franco (Mais aujourd’hui sur quels grecs devons-nous porter nos regards ? “Alias-Il Manifesto” du 14 février 2021, p. 6) regrette le bon vieux temps disparu, quand il y avait dans les lycées “des anthologies en un seul volume, composées de textes sommairement annotés (pas d’illustrations, d’exercices ni de questionnaires). À cette époque, les livres scolaires pouvaient avoir une longue vie, et obtenir la distinction de l’antonomase : le Zenoni, le Tantucci, le Spini, l’Argan (…) En cours de grec et de latin au lycée, on lisait des textes, on traduisait, on étudiait l’histoire littéraire. (…) Aujourd’hui sont obligatoires ou généralement prévues, dans le livre de classe et en dehors, toutes sortes de ressources : non seulement le matériel en ligne, mais aussi les solutions des exercices et les traductions des textes à traduire”. Résultat : “la centralité du texte, proclamée, est détruite”. Conclusion : “Les classiques, qui pouvaient être le patrimoine d’une formation européenne, ne le seront pas. Au contraire, leur temps est compté, car le monde de l’enseignement secondaire s’est adapté (avec lenteur mais définitivement) au diktat technocratique”.

En somme, la manœuvre est claire : ces nouveaux livres, si riches d’un appareil varié, images, couleurs, fiches d’approfondissement, rappels, lectures, cartes, exercices, mots-clés, schémas, activités, laboratoires, etc. (“œuvre d’un chantier auquel contribuent de nombreux corps de métiers”, écrit Franco), sont un rideau de fumée créé artificiellement pour cacher ce qui importe véritablement : apprendre à connaître ce qu’ont dit les classiques. Mais la technocratie, qu’a-t-elle à faire du savoir des Anciens ?

Avis aux épargnants. Voici ce qu’affirme Fabio Mini (in “Limes” mars 2021, pp. 102 103), après avoir observé que l’Italie est un pays où “le taux élevé de l’épargne privée” constitue un véritable “trésor” : ”… au moment où l’argent est déposé à la banque, il n’appartient plus à l’épargnant, ce n’est même plus de l’argent. Les banques le transforment (elles disent l’investissent) en bouts de papier dérivés d’autres bouts de papier, dont la valeur devient fictive et dépasse de loin le montant total de l’argent en circulation. Pour avoir la preuve qu’il s’agit d’une “bulle”, il suffit de considérer les conditions de retrait de l’argent déposé. Si tous les épargnants, ou même seulement la moitié, le retiraient en même temps, les banques fermeraient. Les cadeaux de l’État leur éviteraient la faillite, mais elles feraient payer les pertes aux épargnants eux-mêmes. Le trésor, en fait, n’existe pas. Ceux qui passent leur temps à le célébrer et à trouver les moyens de le convertir en d’autres bouts de papier le savent parfaitement.”

En somme, nous vivons dans une bulle financière qui pourrait bien crever d’un moment à l’autre. Si elle crevait, les épargnants se retrouveraient Gros-Jean comme devant. Voilà pourquoi il est de la dernière importance pour tous ceux qui s’occupent d’argent (économistes, financiers, spéculateurs, politiques, etc.) d’empêcher que la bulle n’éclate et que l’argent ne s’évapore dans le néant. On sait qu’une bulle de savon éclate quand elle entre en contact avec un objet. Nous devrions nous demander quel objet fera crever la bulle financière. Ceux qui “célèbrent” le trésor des épargnants ressemblent beaucoup aux enfants heureux qui suivent le vol de la bulle de savon, soufflent pour la maintenir en l’air, avant de faire, avec une tristesse étonnée, l’expérience du goût amer de la désillusion, quand inopinément elle éclate.

Photos d’affection d’après Antonio Prete. J’ai soumis à Antonio Prete mon idée de publier quelques photos d’affection sur le site que j’anime (www.iuncturae.eu), avec les précisions suivantes : pour faire voir les lieux qui nous sont chers, que nous avons fréquentés affectueusement et dont nous nous souvenons avec plaisir. Voici sa réponse : « Quant à l’hypothèse des lieux d’affection, chacun a les siens bien sûr et ils sont nombreux, chacun les nomme et dénomme de différentes façons. Mais je sais (on me le dit et on me l’a montré) que Facebook regorge de ces images que tout le monde s’échange quotidiennement, en commentant, exhibant, déversant la vie privée dans l’espace numérique, faisant des affections intimes de simples choses à échanger, en un flot d’histoires privées, qui aspirent, à travers leur manifestation, à acquérir un supplément de consistance, de permanence. Chose qui est en soi compréhensible. Mais ce processus met aussi en œuvre une élimination des silences, de ce qui est propre à chacun, de l’intime, du familier, et même de l’amical au fond (quel rapport entre la véritable amitié et celle déclarée sur un réseau social ?). Aujourd’hui toute biographie tend à être dévoilée, éventée, tout album feuilleté par le vent justement (le public) : cela n’ôte-t-il pas à la photo, et au vécu, quelque chose de leur intimité, donc de leur aura ? Si tout est communicable, plus rien ne nous appartient : le je se pulvérise dans l’être public, alors que le tu et le nous ont besoin du je pour exister. Chute des pronoms dans une parole publique et indifférenciée (même les pronoms réfléchis me et se de la langue s’effacent). Dans la rumeur du monde ? Je t’embrasse. Antonio »

Je publie encore quelques photos de temps à autre, mais… comment lui donner tort ?

[Traduzione di Annie Gamet]

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