Zibaldone salentino (extrait 19)

Hans Magnus Enzensberger, dans Les opinions de Monsieur Zède, écrit ceci : « L’infini exerce une force d’attraction irrésistible sur les philosophes, sur les théologiens et sur les mathématiciens ; mais les enfants les plus éveillés aussi nourrissent leur imagination de l’idée qu’il existe quelque chose qui ne finit jamais. Pourquoi donc est-il plus facile de s’habituer à l’infini qu’à la finitude ? Parce que très peu de gens acceptent volontiers le fait d’être mortels. »

Promenade à Sorrente, cité archi-fréquentée, même en basse saison. Le privé y domine le public. Le visiteur pauvre n’a accès qu’à quelques petites portions de côte, de sorte qu’il se promène dans des ruelles étroites et surpeuplées, espaces restants le long de la kyrielle d’entrées enchanteresses vers les villas et hôtels de luxe, au sein desquels disparaissent les VIP de toutes nationalités. La vision du paysage de carte postale n’est concédée que très parcimonieusement au visiteur pauvre, qui peut toujours accéder aux innombrables boutiques de fanfreluches !

L’espace public. Du côté du marché de Santa Maria al Bagno j’ai observé le trottoir le long du front de mer, un trottoir tout particulier, divisé en autant de parties qu’il y a d’espaces devant les maisons qui donnent sur la rue, rendue étroite par les nombreuses voitures garées des deux côtés. Chaque propriétaire a procédé au pavage de « sa » portion de trottoir avec le matériau utilisé pour le sol de sa propre maison, si bien que le continuum du trottoir est fait de pièces variées comme le costume d’Arlequin. C’est original, non ? L’espace public en costume d’Arlequin !

Cannibalisme linguistique. Il existe un phénomène complémentaire par rapport au snobisme linguistique déjà mentionné dans ce Zibaldone, c’est le cannibalisme linguistique. Une langue dominante mange une langue soumise, elle le fait d’autant plus rapidement que les snobs linguistiques sont en grand nombre, je veux dire ceux qui, pour suivre la mode, ou pour manifester ouvertement leur servitude volontaire, renoncent à la langue maternelle, ou plutôt la travestissent en insérant dans leur discours, à tout bout de champ, des termes tirés de la langue dominante. Je l’ai dit à propos de l’anglais. Aujourd’hui, je cite le linguiste Rosario Coluccia qui parle du « mot-cannibale » : « Une conséquence fondamentale de l’abus de l’anglais dans la communication en italien, publique et privée, c’est l’appauvrissement de notre lexique. L’emploi toujours plus fréquent de mots anglais de manière exclusive ou prévalente, fait disparaître les formes italiennes correspondantes. Aujourd’hui, le verbe spoilerare (spoiler) remporte un grand succès. Le mot, né de l’ajout du suffixe verbal are au vocable anglais « spoiler » (lié à « to spoil » gâcher), est employé pour marquer l’anticipation agaçante des moments-clés d’un film, du résultat d’une partie de football, ainsi de suite. De fait, l’anglicisme a relégué à l’arrière-plan des mots comme preannunciare (annoncer), rivelare (révéler), raccontare (raconter), svelare (dévoiler) et d’autres. Spoilerare est un mot-cannibale, dérivé de l’anglais, qui mange des mots italiens. Ce n’est pas un cas isolé. » (extrait de l’article Ma il booster è più efficace del richiamo? [Mais le booster est-il plus efficace que le rappel ?] publié dans le « Nuovo Quotidiano di Puglia » du 2 janvier 2022, p. 19)

Le loisir studieux, selon Marc Fumaroli : « Leur malheur [celui des artisans du loisir culturel de masse] veut que l’on ne connaisse à la caverne platonicienne, à l’ennui pascalien, qu’une seule échappée véritable, hors de la foi religieuse et philosophique. Cette échappée est et a toujours été minoritaire, et même singulière. Ce sont les disciplines de l’esprit… Au tourisme de masse, au brouet touristique qu’est devenue la Culture, il n’y a d’alternative noble que le loisir studieux… Il y faut de la persévérance, de la concentration, un long apprentissage, et aussi, quand le moment est propice, un véritable abandon, la grâce. » (L’État culturel, Éditions de Fallois, Paris, 1991, pp. 220-221).

Je m’interroge sur la finalité de ce travail d’ascète que propose l’auteur français, je trouve quelques pages plus loin une réponse insatisfaisante, pleine de ce que Vico appelait l’orgueil des savants : « Les apologistes de la notion de Tiers-Monde ont fait valoir que cette disproportion tenait aux matières premières que les pays riches extraient des pays pauvres. Outre que les pays les plus pauvres sont ceux qui n’ont pas de matières premières, ceux qui en ont ne le savent et n’en tirent profit que par nous. C’est la matière grise de l’Europe, par un enchaînement de passions et de pensées accumulées depuis la Grèce, qui a élaboré la morale et le droit dont notre aristocratie démocratique est l’héritière, et mis au jour la science, les techniques qui procurent à cette aristocratie son luxe, et aux autres, soyons francs pour une fois, les reliefs de ce luxe. Cette matière grise est notre or noir à nous, mûri depuis deux millénaires et demi, transformé en énergie industrielle depuis deux siècles. Sans ce pétrole-là, qui se soucierait du pétrole matériel déposé dans les sous-sols du Moyen-Orient, corruption des forêts du quaternaire ? Qui aurait eu la moindre idée de le découvrir, de l’extraire, de le transporter, de le transformer ? Nos droits d’auteur sont incontestables. » (pp. 276-277)

Le démocrate libéral Fumaroli laisse ici transparaître sa nature conservatrice et réactionnaire. C’est l’ex-colonisateur européen qui s’exprime par la bouche du fin lettré et revendique ses « droits d’auteur ». La défense du passé littéraire, artistique, philosophique va de pair avec la défense du droit des occidentaux à dominer le monde. Quels scénarios une telle perspective ouvre-t-elle ? À quoi bon étudier le passé si c’est pour en venir à justifier et confirmer une logique de domination ? « soyons francs pour une fois », certes, mais la franchise n’exclut pas la possibilité de penser selon une autre logique, une logique qui laisse ouverte l’idée que les choses pourraient tourner autrement que jusqu’à maintenant. Utopie ? Velléité ? Il se peut que les choses tournent toujours de la même façon et que Fumaroli ait raison ; s’il en est ainsi, l’étude du passé ne sert qu’à confirmer le statu quo qui consiste en une médaille à deux faces : d’un côté le « loisir studieux » d’une minorité, de l’autre le « brouet touristique qu’est devenu la Culture » des masses enrégimentées. Voilà à quoi nous a conduits la logique de domination : qu’a-t-il à dire là-dessus, Fumaroli ? *

*Extrait du courriel de la traductrice à l’auteur lors de la publication de son article dans le Zibaldone galatinese en ligne (été 2019) :

À propos de Marc Fumaroli : je connaissais sa sensibilité littéraire pour avoir suivi ses cours sur le XVIIe siècle français en 1967-68 à la faculté de Lille, et j’ai apprécié qu’en son temps, sur le chapitres des études littéraires il ait osé prendre des positions qui passaient pour réactionnaires ; dans la France de l’après 68, même chez les professeurs de lettres, il était de bon ton de n’avoir lu les auteurs anciens que pour réussir les examens. Personnellement, me refusant à jeter aux oubliettes Montaigne, Racine, Molière, tout le XVIIIe et le XIXe, Proust etc. etc. sous prétexte que tout cela était de la culture « bourgeoise », inaccessible aux classes populaires, j’étais de son avis.

Rien d’étonnant à ce qu’en 1991 Fumaroli dénonce dans L’État culturel la tromperie de l’« acculturation » prise en main par l’État. L’homme de culture ne pouvait s’accommoder du bruit d’une consommation culturelle de masse. Cependant, Gianluca, je te remercie d’attirer l’attention sur l’orgueil des savants : son affirmation avec une telle bonne conscience que l’héritage intellectuel des Anciens explique la puissance industrielle et économique occidentale, et justifie l’exploitation du monde, pose évidemment question. Je te cite Pierre Bourdieu, qui distingue plusieurs formes de racisme, dont le « racisme de l’intelligence » : « Tout racisme est un essentialisme et le racisme d’intelligence est la forme de sociodicée caractéristique d’une classe dominante dont le pouvoir repose en partie sur la possession de titres qui, comme les titres scolaires, sont censés être des garanties d’intelligence et qui ont pris la place, dans beaucoup de sociétés, et pour l’accès même aux positions de pouvoir économique, des titres anciens comme les titres de propriété et les titres de noblesse. » (Extraits d’Interventions 1961-2001, Agone, Marseille, 2002, p.177).


Fumaroli en est un exemple. Ta question finale souligne l’aspect paradoxal de sa pensée, et c’est une question ouverte, même très ouverte !

[Traduzione di Annie Gamet]

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