Zibaldone salentino (extrait 23)

Enfant du numérique. Dans un autobus de la ville, je regardais un jeune homme debout parmi les passagers, entre cahots et bruit de ferraille typiques des autobus urbains, le dos contre la fenêtre, penché sur son téléphone portable qu’il avait calé dans la paume de sa main droite, tandis que de la gauche il serrait la barre d’appui. J’observais le mouvement précis et savant du pouce, l’opposable, avec lequel il faisait maintenant défiler l’écran, et déjà tapait les mots ; un doigt d’une extrême mobilité, comme une petite trompe très sensible capable de satisfaire n’importe quel besoin de connaissance de l’animal. Je réfléchissais sur cette caractéristique humaine qui nous distingue de toutes les autres espèces anthropomorphes et nous permet d’attraper, saisir, serrer, nous approprier tout ce que nous voulons : secret de notre succès de primates, qui fait de nous des êtres supérieurs aux autres animaux que nous avons exterminés ou réduits en esclavage ; et si terribles donc !

La méthode Ørberg, du nom du linguiste danois Hans Henning Ørberg (1920-2010). C’est une méthode d’enseignement dite naturelle appliquée aux langues anciennes, considérées comme des langues modernes, c’est-à-dire parlées par des groupes humains vivants. Cet enseignement prévoit la simulation de situations précises de la vie réelle, dans lesquelles les élèves apprennent à écrire et à parler couramment le latin ou le grec. En réalité, d’après Luigi Miraglia, principal partisan de cette méthode, la finalité de cet apprentissage est de lire couramment les classiques. Le but est donc parfaitement consensuel, bien que, compte tenu du radical redimensionnement à la hausse des horaires de latin et de grec dans les lycées, la chose paraisse quelque peu utopique. Mais la critique concerne un autre point. Une langue morte peut-elle s’apprendre comme si c’était une langue vivante ? Qui comprendrait les raisons d’une telle monstruosité ? J’ai assisté à la démonstration des disciples du professeur Miraglia, ils m’ont paru autant de singes savants au service du cirque Ørberg pour surprendre les enseignants rassemblés à ce cours de remise à niveau, et gagner leur adhésion. Quelques-uns vont acheter les livres, sans aucun doute, ils adopteront la méthode, mais chez beaucoup d’autres, l’opération a suscité des réflexions différentes. Méthode Ørberg ou fruit empoisonné de l’assujettissement culturel (spécialement linguistique) des latinistes et hellénistes à la didactique des langues modernes, surtout l’anglais (pas la langue de Shakespeare bien entendu, mais celle de la globalisation), qui, après avoir ôté tant d’espace aux langues anciennes, risque d’en dénaturer l’enseignement résiduel par une méthodologie qui lui est totalement étrangère.

Le collectionneur, selon Oswald Spengler (Le déclin de l’Occident). Que veut dire le philosophe quand il affirme qu’une âme de collectionneur ne peut être comprise que sur la base de son rapport au temps ? Quelle relation y a-t-il, s’il y en a une, entre le collectionneur, de timbres par exemple, et le temps ? Spengler ne l’explique pas mais donne une piste de réflexion. Le collectionneur soustrait au temps les choses que l’homme et la nature produisent, il les embaume, les enferme dans un espace muséal, où elles peuvent être contemplées non plus pour leur valeur d’usage mais pour la valeur intrinsèque – potentiellement inestimable – que leur confère l’intégration dans un tout : la collection. Donc le collectionneur vainc le temps, il l’emprisonne dans une collection d’objets destinée à susciter étonnement et admiration chez le visiteur qui verra en elle le pouvoir humain d’immobiliser les objets, de les soustraire au devenir, donc à tous les processus de transformation de la matière et des formes du monde ; cela signifie en dernier ressort, qu’en enfermant les choses dans le mausolée de sa propre collection, le collectionneur vainc la mort. De fait, une collection n’est autre qu’une tombe monumentale, la tombe du collectionneur.

Pourquoi nous dormons. Je crois comprendre que le sommeil est notre manière de nous mettre hors circuit, car il nous isole d’un monde qui exerce sur nous son immense pouvoir d’usure. Il œuvre donc à la préservation de notre santé. On peut mourir par manque de sommeil, comme le savent parfaitement tous ceux qui encore aujourd’hui usent de cette technique de torture. Tout ceci pour dire que le monde nous consume lentement, nous enlevant nos forces petit à petit, jour après jour (cela s’appelle le vieillissement). Il advient que le monde tout doucement réabsorbe la puissance vitale qu’il nous a donnée à la naissance. Tout se passe ainsi : le monde nous donne de la force, mais au fur et à mesure que le temps passe, il nous la reprend, par petites doses quotidiennes, en nous permettant de la garder temporairement grâce au sommeil qui fonctionne comme un chargeur de téléphone. À un certain moment pourtant ce chargeur s’épuise et cesse de nous recharger ; ainsi arrive la mort. C’est peut-être pour cette raison que les vieux dorment peu,  il se peut que leur chargeur (le sommeil) soit en train de s’épuiser.

Prénoms. Pietro est mon second prénom, c’est celui de mon grand-père paternel, c’est aussi le nom ancien de ma ville natale, San Pietro in Galatina. À la différence de mon premier prénom, Gianluca, prénom composé moderne sans attestation ancienne ou si peu, Pietro est un prénom dont les références généalogiques et topographiques sont précises. Pourtant, quand il y a une quinzaine d’années, convoqué par le service d’état civil, je me suis vu proposer de renoncer à mon second prénom pour cause de simplification administrative, je l’ai fait, si bien que, depuis, ma signature est celle-ci : Gianluca Virgilio (qui par nécessité figure ici). Ce qui ne m’empêche pas, en dépit de tout cela, de toujours considérer la Saint-Pierre (29 juin) comme le jour de ma fête. Non pas que cela donne lieu à des festivités particulières, mais assurément j’y pense, tandis que la Saint-Jean et la Saint-Luc, les deux saints dont la réunion forme mon prénom, passent inaperçus. Quel est le sens de tout ceci ? Les prénoms ont leur propre puissance évocatrice, indépendamment des registres d’état civil. Un prénom n’est jamais arbitraire, il est lié à des circonstances qui lui confèrent une signification précise. Ainsi en est-il du prénom Gianluca : comme je l’ai dit, c’est un prénom moderne, grâce auquel mes parents ont voulu rompre définitivement avec les racines paysannes de leurs familles en projetant leur fils vers le futur. Si Gianluca était le désir d’un avenir meilleur, Pietro c’était le passé ; par conséquent, ma renonciation à mon second prénom peut clairement s’interpréter comme un dernier abandon, l’ultime, de mes racines paysannes.

[Traduzione di Annie Gamet]

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