di Gianluca Virgilio
Vision de la cité 1. Les routes qui mènent au cœur de la ville sont longues, il y a parfois plus d’un kilomètre des dernières maisons de la périphérie jusqu’à la porte ancienne qui débouche sur le centre historique interdit à la circulation. Parcourir l’une d’elles, entre des immeubles à plusieurs étages qui alternent avec des maisons basses, passant d’un quartier à l’autre, des plus récents aux plus anciens, des derniers édifices construits après 2000 à ceux du XIXe siècle, signifie faire à reculons l’histoire des cent cinquante dernières années, même plus. Un jour, il y a des années de cela, l’urbanisation a débordé des remparts et, depuis, le flot ne s’est plus jamais arrêté, il progresse impétueusement le long des axes routiers qui mènent à l’extérieur de la ville, au bord desquels les nouveaux quartiers ont été créés.
Sur mon trajet, rien n’est resté comme à l’origine. Le secret de la ville tient à sa mutabilité ; elle change chaque année, chaque mois, chaque jour, à cause de l’activité irrépressible de l’homme qui sans cesse surélève, augmente, ravale, modifie, abat et reconstruit. Il est donc malaisé par exemple d’identifier sur mon parcours le segment des années cinquante du siècle dernier, car entre-temps des édifices entiers de cette décennie ont été démolis et leurs propriétaires les ont remplacés par des maisons construites dans le style avant-gardiste de notre époque. S’y ajoutent les multiples restructurations qui ont rendu de nombreux édifices méconnaissables. Le long de la route qui mène directement en ville, je remonte le temps à grand peine, en pensant à ce qui occupait autrefois tel espace, remplacé aujourd’hui par un bâtiment entièrement neuf. Là où la mémoire me fait défaut, je fais appel à mes quelques notions d’architecture pour distinguer l’original de la copie. Une serlienne ne peut avoir été construite qu’avant les années quarante, la petite maison à véranda fermée par une balustrade date des années cinquante, un immeuble en hauteur à plusieurs étages des années soixante soixante-dix, etc. Mon parcours chronologique à rebours devient si accidenté qu’à la fin, si je veux être certain de l’endroit précis où je me trouve sur la ligne du temps, il me faut – dans mon cheminement – arrêter mon regard sur les édifices qui, au mépris de leurs tout nouveaux voisins, sont restés dans leur jus, eux que personne n’a jamais restructurés, qui apparaissent donc plutôt mal en point, parfois même très délabrés. Eux sont pleins de vérité ! Je procède comme le philologue qui collationne d’anciens parchemins pour reconstruire le texte authentique d’une œuvre. Elles sont peu nombreuses les maisons collationnées susceptibles de me certifier mon exacte position dans la chronologie de l’espace-temps urbain ! Je m’explique maintenant comment lors de nos dernières promenades en auto, mon père âgé de plus de quatre-vingts ans ne reconnaissait plus les rues de sa ville, où il avait vécu sa vie entière. Et moi-même déjà, en certaines occasions, quand je m’aventure dans des rues peu fréquentées, j’éprouve un sentiment d’étrangeté…
Me voici finalement devant la porte XVIIIe qui donne accès au bourg ancien – celle qu’empruntaient les voyageurs d’autrefois en arrivant de la campagne ; à l’intérieur, cinq siècles se sont empilés et enclos, du XIVe au XVIIIe, avec leurs gloires et leurs misères.