L’art d’accommoder les restes

di Anne-Lise Baider

« J’ai tout mangé », se dit-elle languissamment. Pendant les répits que lui laissait l’entretien, ou peut-être l’interrogatoire, elle se rappelait, dans la torpeur de cette fin d’après-midi d’été, les moments d’extase gourmande vécue ces dernières semaines…

La cuisine était une véritable passion et elle collectionnait depuis des années des ouvrages à ce sujet. Son intérêt s’était éveillé à la lecture amusée de la description rabelaisienne des monstrueuses mangeailles servies aux géants. Elle regretta, par ailleurs, qu’il y eût, généralement, si peu d’attention portée à la cuisine dans la plupart des romans : les personnages mangeaient, certes, mais un peu distraitement, on ne savait quoi. Les repas étaient plutôt l’occasion de les mettre ensemble et de les empêcher de bouger de là pour caser un dialogue. Ficelle narrative facile.

Certains passages romanesques, cependant, l’avaient fascinée, comme celui du mariage des Bovary dont elle tenta de reconstituer le gâteau lors d’ un souper intime avec un de ses futurs amants, pour le plaisir de sculpter dans le chocolat l’angelot-cupidon sur sa balançoire, se mirant dans le lac de confiture. C’était kitch, mais cela avait détendu l’atmosphère et finalement le piège avait fonctionné : l’homme convoité lui tomba dans les bras le soir-même.

Elle avait lu et relu Proust en notant toutes les occasions de savourer des plats dont le nom même lui ouvrait des horizons de gourmet (substantif sans féminin, quelle erreur linguistique !). Les perdreaux au champagne faisaient naître des images de fêtes de Noël, les asperges vertes aux œufs mollets et le gigot d’agneau sauce béarnaise évoquaient la renaissance pascale du Christ. « Tiens, s’était-elle dit, quelle drôle d’idée : un Dieu qui se laisse manger ! ».

Peu à peu, elle se mit à lire les livres de cuisine eux-mêmes. Elle avait une petite tendresse pour la désuète Madame Saint-Ange dont elle aimait les recommandations sans fin. Sa mise en garde pour le choix des œufs la ravissait ! Les précautions pour réussir les œufs mollets couvraient trois pleines pages, deux pour le seul homard, deux pour les salmis. Cette lecture la plongeait dans un temps antérieur, celui où « le fricandeau à l’oseille » était un « souvenir, pour les gens actuellement âgés, d’une époque fort lointaine … où les cuisinières à blanc bonnet – et qui ne savaient pas lire – apportaient à l’exécution d’un plat familial le temps et les soins qui en faisaient l’excellence » et d’évoquer la viande « moelleuse, d’un beau blond doré, avec un jus à l’état de succulent sirop couleur d’ambre ». Oui, c’était cela qu’elle aimait dans la cuisine : l’élégance, le soin extrême accordé à la préparation alchimique des aliments et le charme bon enfant du travail artisanal, simple, sans chichis. Dumas écrivait ainsi que « la plupart des cuisiniers mouillent tout bonnement leur fricandeau avec du bouillon, et allez, ça n’a pas de saveur… Il y a fricandeau et fricandeau ».

Quelle émotion aussi de voir quelques pages plus loin, à propos de cochon de lait, l’auteur du Comte de Monte-Cristo noter entre parenthèses : (article copié dans un vieux formulaire) ! Quoi donc ? Il faisait comme l’arrière-grand-mère qui truffait La véritable cuisine de la Tante Marie de recettes glanées ici et là, transmises de cuisinière à cuisinière ? Dans ce vieil exemplaire trouvé dans l’héritage de sa mère, l’évocation des pieds de cochons qu’il faut « tremper dans l’eau chaude pour leur ôter le poil » et « envelopper dans un linge de toile » l’avait plongée dans une longue rêverie, comme les descriptions des chairs rosées, garantes de fraîcheur. « Trempez une tête de cochon dans l’eau chaude »… elle se demanda si aujourd’hui on parlerait si crûment de la viande… « Le jambon – ce sont les cuisses du cochon – », précise la Tante Marie… les cuisses du cochon… « Quand vous voudrez le tuer, prenez-lui le corps entre vos genoux, en lui serrant le groin dans la main gauche, et vous lui enfoncez le couteau au bas de la gorge, ce qu’on appelle le petit cœur »… Cette explication la fit frissonner… Oserait-on aujourd’hui, à notre époque si prude et bien-pensante expliquer ainsi comment tuer le cochon de lait comme le fait Dumas dans son dictionnaire culinaire ? « Faites-lui quatre incisions sur la croupe pour lui retrousser la queue entre la peau et les chairs, passez lui trois brochettes… Quand il sera cuit, débrochez-le, faites-lui une incision autour du cou, afin que la peau reste croquante et servez-le très chaudement »…

 

Ses abondantes lectures nourrissaient son appétit de réalisation. Elle s’adonna donc à la cuisine avec ferveur. Elle organisa quelques repas littéraires fort appréciés de ses amis, autour de Proust et de la sensuelle Colette, notamment.

Mais ce qu’elle elle aimait par-dessus tout, c’étaient les repas avec ses amoureux…

Et soudain le souvenir des étreintes avec son dernier amant afflua en elle. Ah ! Quel homme tendre et délicieux il s’était révélé. Jusqu’au bout….

 

Le regard du commissaire, après avoir erré sur les cartons de déménagement non déballés, les meubles anciens et les étagères où s’alignaient déjà les livres de cuisine, s’arrêta songeusement sur les divines jambes féminines qui s’offraient à lui, non pas croisées haut pour le tenter comme celles d’une vulgaire séductrice, mais serrées, formant une oblique par rapport à l’assise du fauteuil, des genoux joints aux pieds chaussés d’escarpins élégants, bien perpendiculaires au tissu de l’entretoise. L’officier de police ne manquait pas de charme. Et Aurélie, bien droite dans sa robe à l’élégance discrète, l’enveloppait d’un regard franc qui contrastait avec son sourire énigmatique.

 

« Donc, vous n’avez pas revu Louis Lejeune depuis deux mois environ ?

– Non, commissaire », répondit-elle laconiquement.

 

Le silence s’installa à nouveau. Il faisait vraiment une température délicieuse et la baie vitrée du salon attenant à la vaste cuisine offrait une vue sublime sur la vallée et les collines s’arrondissant sous le soleil déclinant qui en soulignait les contours en en faisant jouer les ombres magnifiques, invitant à la contemplation et à la rêverie. Le commissaire avait manifestement un peu chaud. Aurélie se leva pour apporter quelques rafraîchissements.

 

Elle avait tout mangé. Tout ? Non, il restait un peu de « gigot mariné » et deux « pieds farcis truffés », cuisinés selon ses recettes toutes personnelles, dans le réfrigérateur. Avec une petite salade à la pimprenelle et des pommes de terre en robe des champs ou une purée au beurre…et pour la suite, elle improviserait….

 

C’était toujours ainsi que commençaient ses histoires d’amour.

 

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