À propos d’un « libretto » de Gianluca Virgilio

di Annie et Walter Gamet

Il se peut que le lecteur français – disons moyen – qui vient d’achever la lecture de Vie nouvelle de Gianluca Virgilio, se trouve plongé dans une certaine perplexité. Peut-être se demande-t-il pour quelles raisons ce petit livre dont il ne perçoit pas immédiatement l’importance, continue d’occuper ses pensées bien après qu’il l’ait refermé. Le texte n’était pas long, il a pu le lire d’affilée intégralement. Le récit chronologique clairement structuré ne l’a pas dérouté, pas plus que le vocabulaire et le style qu’il a trouvés parfaitement limpides. L’histoire racontée à la première personne ne rejoint pas ses préoccupations du moment, mais elle lui a semblé d’une simplicité touchante : un jeune homme de quinze ans aime une jeune fille de dix-sept qui ne l’aime pas, il n’ose pas le lui dire, fait semblant d’en aimer d’autres, il ment, un mensonge en entraîne un autre et l’éloigne de son aimée, il pleure beaucoup, tombe malade, il écrit des quantités de vers qu’il commente inutilement… L’aimée meurt, il faut un certain nombre d’années pour oublier et trouver la paix enfin auprès d’une dame ironique. Et tout cela se passe dans quel lieu ? En Italie, sans doute, où vit l’auteur ; à quelle époque ? Dans des temps lointains que seul le repère de la vespa permet d’inscrire dans la modernité. Pas de nom ni de prénom pour aucun des personnages : « je », « ELLE », un meilleur ami, une dame à la fenêtre. Quant aux poèmes et commentaires dont il est beaucoup question dans ce livre, le lecteur n’en lira aucun puisqu’ils ont tous été détruits.

D’où vient donc l’intérêt pour une histoire aussi peu ancrée dans le réel ? Tout étonne, jusqu’au titre « Vie nouvelle » qui n’indique pas le sujet de ce récit mais désigne ce qui est à venir, en quelque sorte après la dernière page.

Le titre… À force d’y songer, notre lecteur français moyen retrouvera peut-être tout au fond de sa mémoire le souvenir d’un autre livre qui porte le même titre. Il ne l’a jamais lu, mais il se souvient maintenant des citations valorisantes dans son manuel d’histoire littéraire : Vita nuova, une œuvre essentielle de la littérature italienne, une œuvre de jeunesse écrite par Dante Alighieri à la fin du XIIIe siècle. Et là, stupeur ! en se plongeant dans la lecture du petit livre de l’illustre auteur, notre lecteur découvre que tout ce qu’il vient de lire chez Gianluca Virgilio y figurait déjà : le récit à la première personne, la rencontre amoureuse en deux temps, dans l’enfance puis à l’adolescence, l’amour non partagé, le salut de l’aimée, donné puis retiré à celui qu’elle accuse de perversité et d’inconstance, la mort d’une amie, puis du père, les rêves annonciateurs de la mort de l’aimée et même les trois raisons pour lesquelles il n’en sera rien dit, l’importance de la dame à la fenêtre. En ce qui concerne les poèmes et commentaires, ils sont l’essence même du livre : la trame légère en prose présente de manière cohérente et ordonnée un ensemble de sonnets et ballades, des pièces écrites à divers moments et expliquées par leur auteur.

Alors, la Vie nouvelle de Gianluca Virgilio ne serait-elle qu’un simple exercice de style en forme de pastiche d’une œuvre célèbre bien connue de tout lecteur italien – disons moyen lui aussi ? Assurément non ! Ce genre de jeu littéraire, quels qu’en soient le brio et la virtuosité, amuse et réjouit l’esprit mais ne touche pas l’âme. Nous parlerons plutôt d’une authentique filiation dans le sens où toute nouvelle génération doit nécessairement son existence aux précédentes. Le petit livre de Gianluca Virgilio, son « libretto », est né du « libello » de Dante, et puisqu’il est de la même famille et porte le même nom, il est bien naturel que par nombre de ses aspects il ressemble à l’œuvre de l’illustre ancêtre, et cela même dans un contexte culturel radicalement différent. En effet, à la fin du XIIIe siècle, le jeune Dante, tout imprégné de la tradition poétique des troubadours occitans du XIIe siècle transmise par l’école sicilienne, avait intégré les codes de l’amour courtois, de sorte que l’adorateur de la « Très Gentille Dame » de sa Vita nuova sublime le sentiment amoureux en une méditation religieuse : la Dame, messagère divine parmi les anges offre sa beauté comme image du Ciel sur la terre, l’élévation de l’âme est en soi la véritable récompense de l’amour. Rien de tel, bien entendu, dans les dernières années du XXe siècle, la période évoquée dans le récit de Gianluca Virgilio : les filles sortent librement en ville avec les garçons, elles ont un « copain », se promènent à vespa et l’ambiance n’est plus à l’idéalisation mystique de l’aimée. Pourtant, comme si le mode ancien était mystérieusement appelé à renaître, le jeune homme s’adonne à la poésie, il ne cesse de composer des vers à la louange de celle qu’il a élue et qu’il idéalise au point de ne plus garder d’elle qu’une image abstraite, totalement désincarnée. Ce souvenir de jeunesse revenu à la mémoire d’un narrateur plus âgé, renvoie le lecteur à une époque bien plus lointaine encore, celle de l’amour courtois, et cela n’est pas le moindre charme du « libretto ».

Cependant, cette saveur surannée de conte et la douce poésie qui en émane ne doivent pas nous abuser. Plus qu’un hommage respectueux d’un auteur contemporain au maître ancien qui a nourri son esprit et façonné son imagination, le livre de Gianluca Virgilio est l’histoire d’une émancipation, faite de douloureuses prises de conscience de soi et de difficiles renoncements aux illusions de la jeunesse. Dès les premières lignes, le récit – que l’on peut considérer comme autobiographique à condition de ne pas le lire sous l’angle étroit de l’exactitude des faits – se présente comme une confidence distanciée par le temps de l’écriture, épurée par le filtre de la référence littéraire au texte du XIIIe, la recherche d’un nouveau départ dans la vie, une fois surmonté le poids d’un passé trop obsédant. Recherche d’une « vie nouvelle » donc, qui ne sera accessible qu’après une double épreuve : celle de l’extrême douleur de l’adolescent qui, à l’âge où s’offrent normalement tous les possibles, a vu la lumineuse innocence du désir obscurcie par le sombre revers des stratégies mensongères, de l’infamie honteuse et de l’incompréhension et, pour le jeune homme qui s’est si fortement identifié au « je » de Vita nuova, celle de l’échec de la création poétique. Pour être libre, il doit d’abord cesser d’écrire, jeter les innombrables vers et commentaires vidés de leur sens, et faire confiance au temps qui évacuera définitivement le mirage de l’amour désincarné. Il doit surtout renouer avec le réel, retrouver « le point de départ » non plus dans la solitude et les lectures romanesques, mais, levant les yeux, dans le regard ironique de la dame à la fenêtre ; c’est-à-dire parvenir enfin à l’âge adulte qui permet de sortir de soi-même, de rencontrer l’autre et de se tourner vers son propre passé, sans souffrance, sans regret, éventuellement avec une certaine ironie. C’est sans doute la très douce image finale du couple à la fenêtre – bien entendu, on ne la trouvera pas dans le « libello » de Dante – qui, dans sa sérénité, paraît si bienfaisante au lecteur qui vient de refermer le « libretto » : beau mouvement du regard, d’abord fixé sur l’intérieur de soi-même, puis échangé avec l’autre, enfin commun pour se tourner vers l’extérieur ; belle façon pour l’auteur d’évoquer sa quête personnelle de repère stable, de point d’ancrage solide à partir duquel il est enfin possible de voir le mouvement du monde sans chavirer.

Contrairement au jeune Dante qui dans le dernier chapitre de sa Vita nuova annonçait au lecteur son espoir de dire de sa Dame « ce qui jamais ne fut écrit d’aucune », Gianluca Virgilio, lui, ne promet rien. Il a jeté ses vers d’écolier et, sous la pression d’une nécessité intérieure, en accord avec la dame ironique, il a écrit cette histoire pour « qu’on n’en reparle plus jamais », pour l’extirper définitivement de soi. Ce faisant, il a su lui donner une forme littéraire propre à rejoindre le lecteur. À ce dernier maintenant de voir si, dans cette « vie nouvelle », face au spectacle du monde, Gianluca Virgilio – s’il lui arrive encore d’écrire, comme il ne l’exclut pas – s’est bel et bien approprié le regard critique de dame Ironie et parvient à maintenir le subtil équilibre entre le texte et le sentiment qui l’a inspiré, spontané et sincère.

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