La musique se barricade

di Gianluca Virgilio

Vendredi 27 juillet, j’avais rendez-vous avec mes amis comme chaque soir place San Pietro; un rendez-vous habituel et tacite, auquel, s’il le veut, chacun de nous peut se soustraire, selon les circonstances et l’humeur du moment ou s’il a mieux à faire. C’est là qu’on se voit pour bavarder un peu, avec l’espoir de vaincre ainsi la chaleur étouffante de l’été en dégustant une glace ou un granité ; c’est de là qu’on se dirige à pied vers la basilique Santa Caterina ou la place Alighieri, pour faire une promenade vespérale en groupe, dernier témoignage, peut-être un peu pathétique, du reste de socialité qui nous est concédé. On parle de la situation politique locale et nationale, des incendies de forêts, d’art, de chaleur estivale, en imaginant, autant que possible, des scénarios à venir plus ou moins apocalyptiques. Avant minuit, on prend congé et on va dormir, parfois contents d’une illumination survenue à l’improviste dans nos propos, parfois étourdis par nos propres discours.

Vendredi 27 juillet, disais-je, après le dîner, je prends mon scooter comme d’habitude pour parcourir la distance entre la périphérie où j’habite et la place, et je cherche à rejoindre mes amis. Impossible ! Au Corso Porta Luce, je suis bloqué dans un embouteillage de voitures plus que jamais cahotique, embouteillage dont je ne parviens pas à me sortir, même sur mon scooter avec lequel normalement je circule plutôt aisément dans les rues de la ville. Arrivé à proximité de la pupa*, je vois sur ma droite un barrage – même le G8 de Gênes n’avait pas fait mieux – une zone rouge infranchissable, comme s’il s’agissait d’une limite militaire ; à gauche une petite foule stoppée en un lieu où d’ordinaire personne ne s’arrête. Je cherche une place de parking pour le scooter, pas une place prévue pour, parce que rien de tel n’existe dans la ville, – le scooter, on peut le garer sur le trottoir, un kiosque à journaux, une branche d’arbre, n’importe où sauf dans un emplacement réglementé – ; je cherche une place, disais-je, je ne la trouve pas, je suis obligé de laisser mon scooter place Fortunato Cesari, sur le trottoir, tous les emplacements réservés aux voitures étant pris. Espérant échapper à l’amende, je me dirige vers la place Alighieri. Dans une telle pagaille, où vais-je trouver mes amis ?

Je rencontre Léo, quarante ans. Il m’informe de ce qui se passe : sur la place San Pietro, fermée de tous côtés, dans une enceinte aménagée exprès pour lui, il y a Vinicio Capossela, qui apparemment ne parvient pas à chanter dans un stade ni dans un lieu de la périphérie adapté aux grandes foules, mais a besoin de la place d’un centre historique, d’un décor néobaroque, d’un lieu évocateur pour créer ses ambiances musicales, en faisant payer vingt euros par tête, bien entendu. C’est ce que me dit, avec un certain désappointement, Léo, pourtant fan de Capossela, au moment d’entrer dans l’enceinte avec un billet offert par je ne sais quel politique local. La place San Pietro est inaccessible, l’église principale, on ne peut la voir que de loin, de toute son ampleur elle domine le podium comme un Moloch illuminé auquel ne sacrifient que les initiés, minuscules, venus en nombre. Un rigoureux service d’ordre barre l’accès à la place, aidé par les agents de police.

Je rencontre Luigi, cinquante ans. Il est au comble de la colère parce que, devant se rendre à un distributeur automatique pour retirer de l’argent, il s’est vu refuser le passage. À Gênes, il aurait cherché à enfoncer la zone rouge.

Paolo, soixante ans à l’état civil, dit : ” Ma ci ede quistu Capussela, e ce bole ?“**

Toto, pictor satyricus, classe 1939, imagine déjà quelques dessins humoristiques, entendant ainsi se moquer  du choix de l’Administration de fermer la place.

Bien qu’en dehors de l’enceinte, j’espérais pouvoir entendre quelques airs, le vent réussirait peut-être à porter la musique et les paroles de Capossela au-delà des hauts panneaux, jusqu’à la pupa. Mais non. De l’autre côté de la place, devant la maison de Pietro Siciliani, les paninari se sont installés dans d’énormes camions pleins de lumières aveuglantes ; au son d’une musique rock à plein volume ils cherchent à vendre leur marchandise, empêchant de discerner les notes du musicien qu’ils suivent. En somme, autour de la pupa, il n’y a qu’un grand bazar, un air irrespirable à cause de la puanteur des gaz d’échappement des voitures qui passent continuellement et rendent impossible toute halte du piéton. De l’intérieur de l’enceinte où les fans de Capossela ont trouvé place, montent de temps à autre les bravos qui scandent les moments-clés du concert. Du château, sur la terrasse du Centre d’études du tarentisme, sur certains toits de maisons, quelques-uns profitent de leur position privilégiée pour suivre le spectacle gratuitement.

J’imagine comment on doit se sentir à l’intérieur de l’enceinte, des centaines et des centaines de personnes massées devant leur idole qui pour vingt euros leur a permis de participer au rite dont il est le ministre indiscuté. J’imagine celui qui a conçu ce spectacle fondé sur un principe net d’inclusion et d’exclusion, quel but il a voulu atteindre ; comment une telle performance n’est autre que le reflet de la politique actuelle, selon laquelle la participation des citoyens, que dis-je, des usagers, non seulement a un coût – le billet à payer, et celui qui ne peut ou ne veut pas payer reste dehors – mais prévoit la fermeture de l’agora, c’est à dire le seul lieu qui, de mémoire d’homme, ait été dévolu à l’exercice de la politique. Panem et circenses, certes, mais seulement pour la minorité qui paie. Exclue la cité, privée d’un espace, d’une musique, de toute possibilité de participation donc d’une politique. La place, réduite à une enceinte de fans, qui ne se livrent pas au débat mais à la vénération, dans un décor néobaroque où le pouvoir, dans la mesure où il se renferme sur lui-même, consacre inconsciemment sa propre exclusion.

– Alors Toto, demain on verra tes dessins ?

– Tu peux y compter.

Et Luigi, à mon adresse :

– Et toi, écris là-dessus, bon dieu, nu scrivire sulu memorie !***

– Je verrai, si je trouve l’inspiration.

– Ma c’ ha’ scrivire, quisti nu sannu mancu cu leggano****, dit Paolo.

Pour moi, il se faisait tard. J’ai pris congé des amis et après avoir repris mon scooter – dieu merci, aucun agent de police ne m’avait dressé de contravention ! – je suis rentré chez moi.

[2007]

(Traduzione di Annie et Walter Gamet)

*     la pupa (la poupée) : Surnom donné par la population de Galatina à la statue de bronze de Gaetano Martinez, intitulée Lampada senza luce (Lampe sans lumière, 1928), qui orne la fontaine monumentale au centre de la place Alighieri. Elle représente une femme nue assise. Sous le fascisme, le curé la dénonça comme atteinte à la morale publique.

**     traduit de l’idiome local : Mais qui est ce Capossela, et  que veut-il ?

***   N’écris pas que des souvenirs !

**** Mais qu’est-ce que tu as à écrire, ils ne savent même pas lire.

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