Enfance salentine 6. Vacances à Leuca 1

di Gianluca Virgilio

 

« …la fidélité aux choses qui ont traversé notre vie. »

Walter Benjamin, Journal parisien.

 

Préliminaires

Pendant de nombreuses années, nous avons passé les vacances à Leuca. Tout commençait l’après-midi d’un dimanche du mois d’avril, quand vers quinze heures, c’est-à-dire avec une bonne demi-heure de retard sur l’horaire convenu, Uccio Pensa venait nous prendre devant la maison, s’annonçant  par un double coup de klaxon. Nous, nous étions prêts depuis pas mal de temps, habillés de pied en cap, ayant avancé à midi et demi le déjeuner dominical, car d’ordinaire nous ne nous mettions pas à table avant treize heures. Nous montions dans la voiture et en route pour le long voyage – long par rapport à nos excursions habituelles distantes tout au plus de trente, quarante kilomètres de la maison ; Otrante, Santa Cesarea et Castro sur l’Adriatique, Porto Cesareo sur la mer Ionienne étaient déjà des destinations trop lointaines pour une excursion d’après-midi, tandis que Gallipoli, Santa Maria ou Santa Caterina, où l’on avait l’habitude d’aller, étaient des localités côtières situées à une vingtaine de kilomètres et donc faciles d’accès. Ce long voyage allait nous mener jusqu’où il était possible d’aller vers le sud : Santa Maria di Leuca, car au-delà il n’y avait plus rien d’accessible, sinon à bord d’un bateau.

Concernant Leuca, mon père était passé maître dans l’élaboration d’une mythologie détaillée et mystérieuse. Nous n’allions pas dans un lieu quelconque, mais à Santa Maria de finibus terrae, là où les deux mers, Ionienne et Adriatique s’unissaient, mêlant leurs eaux en un point indéterminé devant lequel dans l’heure qui suivait nous serions les fervents témoins d’un événement qui, même s’il se répétait, immuable depuis des millions d’années, n’en perdait pas pour autant sa séduction naturelle, son prodigieux mystère ; grande fut donc ma stupeur quelques années plus tard de découvrir que la géographie démentait cette mythologie, faisant passer la ligne de partage entre les mers Ionienne et Adriatique à  de nombreux kilomètres plus au nord. Ainsi le nom de Punta Ristola désignait-il conventionnellement l’autel devant lequel étaient célébrées les noces des deux mers, auxquelles nous avions, cet après-midi-là, le privilège d’être conviés. La frénésie des préparatifs qui précédait le départ pour Leuca le dimanche d’avril n’était qu’une répétition générale, quelque peu approximative, mais tout aussi remplie de cette même attente à laquelle nous serions confrontés le jour du départ pour les vacances, lorsque Uccio Pensa nous conduirait à Leuca pour un séjour d’un mois entier, aussi long qu’une saison entière de la vie. En avril, nous allions à Leuca dans le but précis de confirmer la location de la maisonnette que nous avions occupée l’année précédente, ou bien d’en trouver une autre plus confortable et moins chère ; et à cause de l’incertitude sur l’issue favorable de notre voyage, l’angoisse et la tension nerveuse à notre départ étaient à leur comble et ne se dissipaient que si mon père scellait d’une poignée de mains le contrat oral avec le propriétaire de la maison. Alors, la maîtresse de maison offrait aux adultes un petit verre de vermouth et à nous, les enfants, une friandise, et tout le monde était heureux et satisfait.

Nous retournions à la maison contents, nous armant de patience en attendant le  jour du véritable départ vers la nouvelle maison de vacances. Entre-temps, la fin de l’école allait occuper les quelques mois qui nous séparaient du jour fatidique. L’année où l’accord avec le propriétaire de la maison ne se conclut pas et que nous ne trouvâmes pas d’autre maison à un prix raisonnable pour nous, le retour à Galatina fut très triste, car nous savions que ce voyage pour rien signifiait la fin de nos vacances à Leuca, même si notre père nous réconforta en disant que nous retournerions le dimanche suivant – ce qui en fait n’arriva pas. Et déjà mes camarades m’invitaient à faire du camping avec eux, m’ouvrant un horizon de nouvelles expériences qui marquaient la fin de l’enfance et de la prime jeunesse passées en famille ainsi que le début d’une adolescence dont l’histoire cependant allait s’inscrire dans un autre cadre. Dans les années qui ont suivi, nous ne sommes jamais plus retournés à Leuca, sauf pour de brèves visites de quelques heures, durant lesquelles nous avions à peine le temps de noter les grands changements intervenus dans cette Balbec de notre prime jeunesse.

 

Uccio Pensa

Uccio Pensa était un homme d’assez petite taille. Malgré mes efforts, je ne me souviens plus de son visage, je ne me souviens que de son attitude déférente, une humilité consubstantielle à sa condition de chauffeur improvisé qui gagnait sa vie en conduisant les gens partout où ils le lui demandaient. Quand on devait aller quelque part, on attendait Uccio Pensa. Et attendre Uccio Pensa reste encore dans mes souvenirs une circonstance des plus stressantes. De fait, le manque de ponctualité d’Uccio Pensa se combinait avec la ponctualité excessive de ma mère qui, pour un rendez-vous à une certaine heure, était déjà prête une demi-heure à l’avance ; et comme la demi-heure de retard d’Uccio Pensa s’ajoutait à la demi-heure d’avance de ma mère, l’attente qu’ils nous imposaient tous les deux conjointement et sans accord préalable, était d’une heure, durant laquelle ma mère s’abandonnait aux hypothèses les plus inquiétantes sur Uccio Pensa – indisposition, pneu de voiture crevé, oubli du rendez-vous – et sur l’issue du voyage.
Avant même de fréquenter l’auto-école, ma mère apprit à conduire avec Uccio Pensa. Quand nous allâmes à Maglie prendre livraison de notre première auto, une Fiat 500L de couleur bleue au toit demi-décapotable, c’est lui qui nous conduisit chez le concessionnaire ; et c’est lui que maman, par crainte de se tromper, suivit sur la route du retour de Maglie à Galatina. C’était en juin 1969. À partir de cette année-là, Uccio Pensa quitta la scène de notre vie familiale, à l’exception de quelques réapparitions imprévues dues à des circonstances exceptionnelles, la mort de mon grand-père par exemple, mais pendant de nombreuses années j’entendis beaucoup parler de lui comme d’un homme bon et serviable, tel qu’on n’en trouve plus de nos jours. Ma mère racontait souvent l’anecdote du « debraia », dans laquelle Uccio Pensa, tenant le rôle du moniteur d’auto-école assis à côté de la conductrice, lui criait d’un ton impératif : « debraia, debraia ! », tandis qu’elle, ignorant le sens du mot, se sentait de plus en plus perdue. Uccio Pensa employait un mot du dialecte emprunté au français, le verbe débrayer, qui signifie désaccoupler les disques de friction au moment du changement de vitesse :  « debraia, debraia ! » Plus Uccio Pensa hurlait, plus ma mère se troublait et, apeurée, donnait de coups d’accélérateur qui entraînaient, au moment du changement de vitesse, des secousses d’une violence à se démettre les cervicales. Cependant, avec le temps, ma mère apprit à très bien conduire ; ainsi, lorsque nous allions nous baigner à Gallipoli – le reste de l’été passé à Galatina, nous y faisions des allers et retours les jours de beau temps – sur la ligne droite entre Galatina et Galatone, elle lançait la Fiat 500L presque à cent à l’heure. Alors nous, les enfants, de la banquette arrière, nous l’incitions à accélérer, l’œil rivé sur le compteur kilométrique, de concert avec mon père qui se réservait le rôle de l’expert navigateur. Ma mère ne décélérait qu’à l’approche de Tabelle ; là se trouvaient trois dos d’âne plutôt insidieux au-dessus du Canal de L’Asso, où la voiture risquait l’embardée et la sortie de route.
Quand Uccio Pensa nous conduisait à Leuca avec son véhicule surchargé, après avoir traversé Montesano, Lucugnano, Alessano – les noms des villages du Cap se terminent presque tous par -ano – à la sortie de Gagliano, au début de la descente vers la mer, il mettait au point mort (debraiava) pour économiser un peu d’essence. L’auto prenait beaucoup de vitesse justement à cause de la forte charge qui en accélérait la course. Alors mon père intervenait pour lui faire réenclencher la vitesse, de façon à freiner l’allure. Mais à son grand dépit, Uccio Pensa ne lui prêtait aucune attention, parce que ces quelques kilomètres au point mort étaient un véritable don du ciel, telle une manne qui compensait toute l’essence consommée pour gravir péniblement la pente de Montesardo.

 

La famille Brambilla en vacances

Ma mère, à un certain moment, lasse d’attendre Ucccio Pensa et de dépendre continuellement de lui, décida de fréquenter l’auto-école, de passer le permis de conduire et d’acheter une voiture, parce que dans la famille on en avait vraiment besoin. On ne pouvait pas toujours être en train d’attendre Uccio Pensa. Comme mon père, atteint dans l’enfance de poliomyélite aux membres inférieurs, disait qu’il lui était impossible de conduire et qu’une auto avec les aménagements appropriés coûterait trop cher, nous achetâmes une auto normale et ma mère fut la conductrice de la maison. Durant les cours théoriques à l’auto-école, ma mère fit la connaissance de la Signora Lucetta, se lia d’amitié avec elle, nous présenta ses deux enfants, Nino et Maria Cristina, et son mari Raffaele qui, s’estimant trop âgé pour passer le permis de conduire, avait délégué cette tâche à son épouse ; nous fîmes également la connaissance de la sœur de Raffaele, la signorina Maria dite Ia, une femme très dévote qui, célibataire, vivait avec eux ; et c’est ainsi que l’été suivant nos nouveaux amis louèrent eux aussi une maison à Leuca et que, l’après-midi du 31 juillet, nous nous y rendîmes tous ensemble, eux avec leur Fiat 600 blanche conduite par la Signora Lucetta et nous avec notre Fiat 500L bleue conduite par ma mère ; la Fiat 600, était supérieure à la nôtre en cylindrée, mais avant même d’avoir parcouru trente kilomètres elle avait besoin d’un « appoint » d’eau dans le radiateur ; de sorte que, arrivés à Montesano, il fallait nécessairement s’arrêter pour cette opération, si l’on voulait poursuivre le voyage en toute sécurité. « Il faut remettre de l’eau dans l’auto de nos amis ! » disait alors mon père au reste de la famille, d’une voix forte en scandant les mots comme pour une annonce officielle, quand ma mère l’avertissait de l’arrêt forcé après avoir vu les signaux lumineux de son amie qui se garait au bord de la route. Nos amis laissaient refroidir le moteur avant de faire « l’appoint » dans le radiateur surchauffé, d’où s’échappait une inquiétante vapeur d’eau. Nous, en attendant, nous nous mettions à chanter à tue-tête. Mon père nous faisait rire aux éclats, ma sœur et moi, en répétant cette phrase pleine d’autodérision, censée nous dépeindre sur le chemin des vacances : la famille Brambilla en vacances, dont il martelait les syllabes sur un rythme de marche triomphale : « la famille Brambilla en vacances, la famille Brambilla en vacances… » En effet, à la réflexion, tout en vivant dans un petit coin du Salento, nous étions parfaitement semblables à ces familles de la petite bourgeoisie milanaise où le patronyme Brambilla est très répandu et qui dans les années soixante et soixante-dix passaient leurs vacances sur la côte romagnole ; mais pour nous les enfants, le chant de mon père que nous reprenions à l’unisson, était le signal que nous pouvions laisser éclater notre joie à l’idée que les vacances commençaient, et même qu’elles avaient déjà commencé : « la famille Brambilla en vacances, la famille Brambilla en vacances… ». Arrivés à Montesano, à quinze kilomètres au sud de Maglie, nous étions déjà au cœur du Cap Leuca, c’est-à-dire dans une terre neuve pour nous, située au-delà de cette frontière qui sépare un territoire connu d’un autre tout à fait inconnu. La petite ville de Maglie, qu’on traversait du nord au sud quand on venait de Galatina avant l’ouverture de la voie rapide Lecce-Leuca, marquait la frontière au-delà de laquelle nous avions, avec une certitude qui ne laissait pas de place au doute, le sentiment d’être parvenus dans une terre différente de celle que nous avions coutume de fréquenter. Nous pouvions donc oublier tranquillement notre maison, nos habitudes, les horaires à respecter, les tâches quotidiennes et nous considérer enfin en vacances. Et si la Fiat 600 faisait des caprices, si avec mille précautions, allongeant le bras en se tenant à distance et se protégeant le visage avec un journal – sous le regard attentif et tremblant de Ia qui, le chapelet à la main, suivait l’opération en priant pour la sécurité de son frère aîné – il Signor Raffaele était contraint d’ôter le bouchon du radiateur pour y verser le contenu de la bonbonne tenue en réserve sur la galerie en vue de « l’appoint » d’eau nécessaire à la poursuite du voyage, ceci tandis que le reste de la famille se dégourdissait les jambes sous le soleil du dernier jour de juillet, au milieu d’un assourdissant concert de cigales invisibles dans les oliviers qui cependant offraient un abri ombragé sur la route , c’était pour nous donner le signal de laisser éclater notre joie en chantant à tue-tête ; une telle pause en effet ne se produisant pas tous les jours, mais uniquement durant le voyage qui nous menait vers un monde différent de celui où nous vivions le reste de l’année, nous avions déjà l’avant-goût d’un monde étranger dans cette sensation d’être comme in terra infidelium éprouvée sur un bas-côté de route aux abords de Montesano.

(Traduzione di Annie et Walter Gamet)

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