Le carrefour des infractions

di Gianluca Virgilio

– Monsieur, lui dit d’Artagnan, vous me paraissez fort pressé ?

– On ne peut plus pressé, monsieur.

– J’en suis désespéré, dit d’Artagnan, car, comme je suis très pressé aussi, je voulais vous prier de me rendre un service.

– Lequel ?

– De me laisser passer le premier.

– Impossible, dit le gentilhomme,…

Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires, chapitre XX

À 13h17 – deux minutes après le retentissement de la sonnerie qui annonce la fin des cours – se déroule chaque jour, dans les parages de mon lycée, quelque chose d’extraordinaire. Quelques minutes auparavant, élèves et professeurs se sont déjà préparés à bondir. Le temps pour les uns de remettre le dernier livre dans le sac à dos, pour les autres de fermer à clef leur casier en salle des professeurs, et allez hop, tout le monde dehors à l’air libre.

Dehors, sur l’esplanade du lycée, quelques parents, dans leur voiture, moteur allumé, venus chercher leur studieuse progéniture, se tiennent prêts à repartir immédiatement, avant l’intensification de la circulation ; d’autres, plus avisés, ont garé l’auto cent mètres plus loin, pour être sûrs de fuir rapidement. De fait, à la sortie du lycée, toute l’esplanade se trouve bloquée, du moins pendant quelques minutes, le temps que le policier de service s’efforce de rétablir, avec un succès mitigé, la circulation normale des véhicules. La plupart des élèves marchent d’un pas alerte en une longue file indienne désordonnée, quelques-uns sur le trottoir, d’autres sur le bord de la chaussée, laissant sur le parcours le sillage d’une épaisse fumée de tabac (mais n’est-ce que du tabac ?) qui, mélangée au bioxyde de carbone, rend l’air irrespirable. La longue file se dirige vers l’arrêt des bus et le centre-ville relativement proche. À cent mètres de là, les premiers, les plus rapides, sont déjà au carrefour où des feux tricolores règlent le passage des piétons et des voitures.

De nos jours nul n’ignore que les feux de signalisation comportent deux couleurs : rouge, on doit s’arrêter, vert, on passe ; plus l’orange, qui invite à passer en vitesse ou à s’arrêter. Eh bien, chaque jour à 13h17, à la sortie du lycée, il se produit autour de ces feux quelque chose de stupéfiant, un bouleversement du code de la route proprement incroyable.

Le feu est rouge pour les piétons ? Qu’à cela ne tienne, les piétons poursuivent leur chemin comme si de rien n’était, le dos légèrement courbé sous le poids de leur sac à dos, fumant, riant et bavardant sans se soucier le moins du monde de ceux à qui, dans la rue transversale, le vert donne pourtant le droit de passer. En fait, dans la rue transversale, la longue colonne de voitures reste à l’arrêt. Pour inspirer un peu de crainte aux élèves, l’un accélère et freine, un autre klaxonne, quelqu’un peste, un lycéen à scooter slalome entre les piétons et les automobiles immobilisées ; jusqu’à ce qu’à force d’appuyer sur l’accélérateur, le premier de la colonne parvienne à ouvrir la voie, force la barrière humaine et ce faisant, passe. Certes il passe, mais il passe au rouge, parce qu’entre-temps les feux tricolores ont continué de fonctionner automatiquement ; les piétons sont alors contraints de s’arrêter, bien que, dans l’intervalle, le feu étant devenu vert pour eux, ils aient la priorité. Du côté des automobilistes, le premier étant passé au rouge, le suivant ne passe derrière lui que s’il a assez d’audace pour le talonner sans laisser le moindre espace au piéton toujours prompt à se faufiler entre deux voitures ; de même pour le troisième et ainsi de suite : passent au rouge, trois quatre, jusqu’à dix autos. Si, en revanche, l’automobiliste manque d’audace, on peut alors être sûr qu’il se trouvera toujours un lycéen-piéton plus hardi que les autres pour se lancer devant l’auto du timoré, le contraignant à freiner. Quand cela se produit, les eaux se referment sur l’armée du pharaon, c’est-à-dire sur la colonne de voitures à nouveau immobilisée et cela justement quand elle pourrait passer, car entre-temps le feu s’est mis au vert. Une fois qu’un élève a traversé et que la colonne de voitures s’est arrêtée, la vague se remet à déferler plus impétueuse qu’avant. La faiblesse d’un automobiliste est une malédiction pour les nombreux autres, enseignants, élèves, parents, habitants ou simples malchanceux ; c’est vert pour eux et pourtant les voilà de nouveau bloqués, à respirer l’air fétide, klaxonner et pester, tandis que s’écoule le flot des piétons, indifférents au feu rouge leur imposant de s’arrêter ; les regards jetés sur les automobilistes signifient clairement : mais qu’est-ce qu’ils veulent ceux-là ?

La scène se répète pendant cinq minutes environ, de sorte que si un policier municipal se trouvait là, il n’aurait pas le temps de relever le nombre extraordinaire d’infractions commises et n’aurait plus qu’à s’arracher les cheveux.

En bon automobiliste qui à peine sorti de l’école n’oublie pas qu’il est enseignant, moi aussi autrefois, sujet à de fréquents accès de moralisme, j’enrageais soit de devoir m’arrêter au vert ou d’être contraint de passer au rouge. Après avoir enseigné cinq heures durant – et inculqué le respect des règles – comment admettre l’obligation qui m’était faite de me transformer en automobiliste indiscipliné ?

Mais aujourd’hui je ne me mets plus en colère. Les coups de klaxon, les imprécations, les infractions me font penser à la vraie vie qui reprend ses droits après cinq heures de contraintes, à l’anarchie qui succède à l’exercice du pouvoir à l’intérieur de l’enceinte scolaire, au sentiment de liberté, sans règles, sauvage, que tous retrouvent à l’air libre et qu’aucun feu de circulation ne saurait discipliner ; finalement cela me fait goûter par avance le temps de repos que je vais trouver à la maison… Au fond, me dis-je, j’ai vécu cette scène des centaines de fois, elle n’a jamais causé de mal à personne ; c’est une scène absurde, je le sais, mais elle ne dure que cinq minutes. Allons, Gianluca, un peu de tolérance…

(Traduzione di Annie et Walter Gamet)

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