Globish spoken en Italie

di Annie et Walter Gamet

« Au printemps prochain, nous irons en Italie ! »

Nous étions au XXe siècle, à la fin des années cinquante, en un temps où l’ouverture sur le monde extérieur se faisait essentiellement par l’école et la lecture. J’avais douze ans et d’emblée la perspective du voyage en Italie – mon premier voyage à l’étranger – avec la possibilité de confronter ma toute jeune expérience livresque à la réalité m’avait enthousiasmée. Nous allions traverser la France en diagonale, passer sous les Alpes à Modane en mettant la voiture sur le train, avait expliqué mon père, et à la sortie du tunnel nous serions en Italie ; autant dire que ce passage de frontière représentait pour moi l’indispensable épreuve des ténèbres sous le poids de la montagne, avant de pouvoir en quelque sorte renaître libre à la lumière et découvrir de nouveaux horizons. Florence… Ainsi, j’allais voir pour de vrai la prouesse architecturale de Brunelleschi, la porte du Paradis à laquelle – difficile à imaginer, mais mon professeur d’histoire le disait – Ghiberti avait consacré vingt-sept années de sa vie et la peinture si novatrice du Quattrocento sur laquelle il ne tarissait pas d’éloges non plus, affirmant que sans ces illustres précurseurs rien, non rien, ne se serait passé en France dans le domaine artistique.

J’ai donc regardé tout cela avec avidité, les monuments célèbres, les rues des villes, les gens qui les habitaient et leurs manières de vivre, mais surtout, j’ai écouté avec surprise et quel ravissement la langue italienne que j’entendais pour la première fois. La clarté des sonorités, la douceur des intonations, l’expressivité de la ligne mélodique furent un émerveillement constant tout au long du voyage. La découverte  de ses particularités et en même temps de sa proximité avec le français me fit vite comprendre l’intérêt de mes toutes récentes études latines et je ne craignis pas de faire, avec plus ou moins de pertinence, de l’étymologie appliquée ! D’ailleurs, dans la famille, ce fut à qui comprendrait le premier le menu proposé à la trattoria, le prix demandé et les indications données par nos hôtes ! C’était un enchantement de découvrir qu’en nous portant mutuellement attention, entre Cis- et Transalpins nous parvenions à nous comprendre. Il y eut bien quelques doutes et quiproquos, comme l’invitation à choisir le pain più morbido ou à salire la ruelle pour rejoindre notre hôtel, mais cela aussi fit partie des bons souvenirs familiaux.

Ce premier voyage, effectué dans ma prime jeunesse avec mes parents, fut suivi de beaucoup d’autres, avec plus de maturité et d’initiative personnelle, en couple avec W., tous deux mus par le même désir. Tout au long de notre vie active, nous avons mis à profit nos longues vacances d’enseignants pour de multiples et lentes pérégrinations dans diverses directions, notre « au-delà des Alpes » restant toutefois notre destination privilégiée. À vrai dire, nous n’avons sans doute jamais laissé passer beaucoup plus d’une année complète sans revenir vers le Bel Paese ; si ce n’était pas durant l’été à la découverte d’une région, alors c’était pour un séjour d’hiver dans une des nombreuses villes d’art. Ainsi se fit ce rapprochement progressif, tout comme vers une personne chère, un peu éloignée géographiquement, mais auprès de laquelle on revient régulièrement, tant elle a de choses à nous dire.

Lors de nos premiers voyages, ni W. ni moi ne connaissions la langue, nous procédions comme pendant ma première visite à Florence, parvenant toujours à trouver des interlocuteurs italiens qui maîtrisaient le français ou assez attentifs et patients pour nous comprendre et se faire comprendre. Une anecdote survenue à Volterra dans ces années-là peut illustrer cela : dans l’unique hôtel de ce qui n’était encore qu’une tranquille petite cité toscane où nous séjournions depuis quelques jours arrivèrent un matin deux Allemands qui avaient roulé toute la nuit ; le dialogue avec notre hôtesse s’étant avéré difficile, W. qui pouvait s’exprimer facilement dans leur langue, les écouta et traduisit de l’allemand en français – français audible par une Italienne attentive – leur désir de dormir d’abord, puis de se rendre chez les artisans d’albâtre qu’elle leur indiquerait, dans le but d’en rapporter quelques objets pour leur commerce. La réponse en italien suivit le chemin inverse ! Il y eut certes de part et d’autres moult remerciements, mais nous ne pouvions en rester là. W. et moi, nous nous mîmes sérieusement à l’étude de la langue italienne, sœur de la nôtre. Nous voulions pouvoir accéder à la lecture des journaux et des œuvres littéraires. Nous exprimer enfin dans la langue du pays visité, épargner aux habitants le temps et les efforts pour nous comprendre, nous sembla la moindre des courtoisies, et pendant de nombreuses années, nous avons été largement récompensés par la gentillesse de nos hôtes toujours si indulgents pour nos balbutiements.

 

Un jour pourtant, il a bien fallu reconnaître que tout avait changé dans notre chère Italie, comme prise d’un mal qui aurait progressé sourdement et dont nous aurions ignoré les signes avant-coureurs, jusqu’à ce que la maladie se déclare dans toute sa virulence. Nous ne saurions donc préciser quand cela a commencé, seuls quelques jalons prennent rétrospectivement une certaine importance. Ce furent d’abord les plus jeunes de nos interlocuteurs qui, nous repérant comme stranieri à l’imperfection de nos phrases, se montrèrent très fiers de nous répondre dans leur anglais scolaire, souvent plus qu’approximatif. Vint le moment où tous les personnels des hôtels, restaurants, offices de tourisme des grands sites touristiques imposèrent, en bons professionnels, l’anglais commercial à tous les visiteurs, d’où qu’ils viennent. Ceux des villes moins en vue craignirent de passer pour des ignorants et se comportèrent de la même manière. Et puis il y eut cet épisode à Bergame, dans la ville basse : désirant revoir la pala Martinengo de Lorenzo Lotto dans l’église S. Bartolomeo, nous consultions le plan de notre guida rossa pour la rejoindre au plus court quand un Bergamasque de la meilleure apparence et des mieux intentionnés nous adressa la parole dans la langue de Shakespeare :

« Can I help you ?

– … ?

– The old upper town is not far from here. Go straight on ! »

Une scène à peu près semblable se reproduisit quelques temps après à Rome à la station de bus où une dame très obligeante, nous ayant peut-être entendu parler français et croyant bien faire, nous adressa la parole directement en anglais, avec le meilleur accent de Harvard, pour nous faire emprunter la ligne 64, celles des touristes qui veulent visiter le Vatican ! Nous pourrions citer beaucoup d’exemples encore dont les souvenirs se superposent. Alors comment ne pas nous interroger sur cette grave crise d’anglomanie forcenée qui s’est emparée de toute l’Italie ! Nous avons bien tenté de le faire avec les intéressés eux-mêmes, expliquant que ce recours inapproprié à une langue anglaise basique s’apparentait à un manque évident d’attention et de courtoisie à l’égard de leurs visiteurs, qu’ils niaient ainsi l’identité de ceux qui venaient à eux, qu’ils les repoussaient dans une masse indifférenciée, globalisée de touristes internationaux tout juste bons à dépenser leur argent et basta ! Nous n’avons sans doute pas été compris, d’ailleurs pourquoi s’en étonner : les jeunes générations françaises ne vont-elles pas sans crainte en Italie ou ailleurs, qu’importe le parc d’attractions, puisque, disent-elles avec leur logique imparable, elles se débrouillent en anglais !

 

Aujourd’hui, plus de cinquante ans après mon premier voyage, à l’heure du transport low cost tous azimuts et du tourism product all inclusive, nous poursuivons notre lente pérégrination tout au long des chemins de la Péninsule. Nous évitons ceux qui mènent aux sites universellement célébrés, confisqués par l’industrie du tourisme mondialisé, défigurés ; sortes de supermarchés géants of pleasure and beauty, ils sont malheureusement perdus. Une de nos récentes tentatives à San Gimignano s’est avérée particulièrement dissuasive : la New-York en Toscane, comme se plaisaient à la qualifier nos guides d’autrefois pour ses nombreuses tours médiévales encore debout, mérite malheureusement ce qualificatif au sens propre pour la langue que les autochtones croient devoir y parler aujourd’hui, l’anglo-américain dans le meilleur des cas, le plus souvent une sorte de globish élevé au rang de langue véhiculaire, au mépris de la belle langue italienne à laquelle leurs illustres ancêtres avaient pourtant donné naissance. Tant pis pour cette Italie-là, muséifiée, fossilisée, frappée d’amnésie, elle n’a, hélas, plus rien à nous dire.

Ce sont d’autres chemins que nous sillonnons, des vie traverse, à la rencontre de l’Italie vivante, celle dont on ne trouve pas d’image idéalisée dans les brochures sur papier glacé des agences de voyage mais qui n’en continue pas moins à accueillir le visiteur étranger, à donner et recevoir, aux marges, à la périphérie… ou par exemple dans cette tenuta calabraise, à vrai dire un château au milieu d’une superbe oliveraie où, sans un étrange concours de circonstances qu’il n’y a pas lieu de raconter ici, nous n’aurions sans doute jamais séjourné : l’accueil so british du régisseur y fut certes impeccable, mais ce que nous n’oublierons pas, c’est le visage de la villageoise engagée pour servir le breakfast, soudain détendu et amical quand, à sa proposition de nous apporter du milk, nous avons répondu qu’elle pouvait parler en italien. La simplicité avec laquelle elle nous avoua en riant ne pas savoir parler le… straniero et la complicité spontanée qui en résulta entre nous trois, voilà de loin le plus grand plaisir qu’elle pouvait nous faire ce matin-là.

Au printemps prochain, nous irons en Italie !

 

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