La seconde Guerre Mondiale 1939-1945. Souvenirs personnels de cette époque (deuxième partie)

di Georges Magnier

La Capture

Le 18, nous reprenons la route toujours vers l’Ouest Sud Ouest. Nous sommes bientôt informés par la population que les blindés allemands patrouillent sur les routes du secteur et que nous sommes entre les mâchoires de la tenaille… Un jeune paysan nous guide à travers cette région de bocage, et nous sortons de cette situation sans avoir été repérés… Peu après, la route ou plutôt le chemin creux que nous suivons approche d’une route où roulent les blindés… Halte ! on décide d’attendre la nuit pour tenter le passage et on reste à l’abri des vues aériennes et terrestres… C’est compter sans la curiosité de quelques Lorrains qui se sont avancés jusqu’à la route, et qui, parlant l’allemand avec les motards de la colonne ont innocemment – on veut le croire – dévoilé notre présence. Une heure plus tard, nous nous trouvons pratiquement encerclés. Nos officiers n’ont d’autre instruction à nous donner que « liberté de manoeuvre », c’est-à-dire « chacun pour soi ». Il est évident que toute résistance serait vaine et conduirait à un inutile massacre. Nous ne pouvons qu’obéir à l’ordre de déposer nos armes. Nous sommes conduits sur la place de Saint-Ellier-du-Maine, où nous passons la nuit, comme d’autres qui partagent notre sort, couchés à même le sol, sans couverture, ce qui importe peu, l’été étant particulièrement sec et chaud.

Nous n’avions plus, depuis deux jours, étant en marche, entendu la radio, et à fortiori l’appel de De Gaulle à la radio anglaise. Le lendemain, après un tri séparant les Alsaciens-Lorrains des Français de l’intérieur, nous sommes amenés en camion à Saint-Fraimbaut où on nous met dans l’église : un canon et des mitrailleuses face au portail suffisent évidemment à empêcher toute évasion, mais bientôt l’église devient trop petite pour recevoir l’afflux de prisonniers de la région. Nous sommes alors conduits dans une vaste prairie où nous sommes obligés de rester assis sur le sol ; interdiction de se lever, ou de se couvrir d’une couverture ou d’une toile de tente… Un char, armes braquées, fait de temps à autre le tour de notre foule, la nuit, les rafales de mitrailleuse tirées périodiquement suffisent à faire respecter l’interdiction de se lever. La troupe qui nous entoure est très jeune et assez peu nombreuse, d’où la brutalité de ses réactions et de ses ordres. Il faut ici signaler l’assassinat – il n’y a pas d’autre terme – d’un soldat nord-africain qui n’obtempérait pas assez vite à un ordre qu’il ne comprenait sans doute pas et qui fut abattu d’une balle de revolver au front par un de ces jeunes fanatiques…

Il faut aussi, quelque regret qu’on en ait, revenir sur l’attitude des Alsaciens-Lorrains. J’ai cité le sergent Albert, de ma compagnie. Il avait naturellement été capturé avec nous. Le lendemain, comme on procédait à l’appel des Alsaciens-Lorrains, nous le vîmes arriver, revêtu d’un imperméable, avec deux sous-officiers allemands auxquels il servait d’interprète, et très à l’aise dans cette situation. Comme il nous tendait la main, Rémy et moi nous lui dîmes simplement « Tu as choisi ton camp, restes-y donc, nous gardons le nôtre ». Il s’éloigna en disant  « Vous avez de drôles de caractères »… Nous ne l’avons pas revu. Il fut recensé environ 400 Alsaciens-Lorrains ; sur la promesse d’une libération, ils purent choisir : 17 d’entre eux restèrent parmi nous, et je garde le souvenir ému de cet habitant de Sierck, localité frontalière, qui me dit : « Ma maison, mon commerce, c’est toute ma fortune, mais ce régime-là, jamais je ne l’accepterai ». On comprendra par ce qui précède que je n’éprouve pas de compassion particulière pour ceux qui choisirent alors ce qui devait un an plus tard les conduire dans les plaines de Russie sous l’uniforme allemand, et que je ne leur accorde pas en bloc le terme de « malgré-nous » dont ils se font désigner.

Après trois jours – on notera que je n’ai pas, et pour cause, parlé de nourriture pendant ce début de captivité – nous fûmes amenés à Alençon, au quartier Valazé, caserne de cavalerie prévue pour 700 hommes et autant de chevaux. On nous y entassa au nombre d’environ 8000.

Le hasard préside aux « installations », les uns sont répartis dans la caserne, les autres – les plus nombreux naturellement – dans les écuries, stalles, magasins à fourrage, etc. Le comptage, qui sera fréquemment renouvelé, se fait dans la très vaste cour, nos gardiens ont imaginé un procédé qui s’est vite avéré efficace : ils font former des carrés de 20 sur 20, soit 400 hommes, en rangs et colonnes serrés. Si l’alignement tarde à se réaliser, quelques coups de pistolet tirés au sol font voler la poussière et stimulent ceux qui auraient tendance à traîner les pieds ou à tenter de fausser le résultat en serrant plus ou moins les rangs… Nous apprendrons plus tard que la population, alertée par les détonations, craignait alors que des prisonniers soient massacrés et que le maire était intervenu auprès de la Kommandantur de la ville pour demander la clémence…

Depuis notre capture, nous n’avions pas mangé ; l’installation de plusieurs cuisines roulantes dans une cour nous parut naturellement de bon augure. La « soupe » fut distribuée à notre foule défilant un à un devant le camarade cuisinier, sous l’oeil vigilant d’un gardien. Cet unique repas quotidien était, comme celui offert par Renard à la cigogne, un brouet clair, où nageaient quelques haricots, et si parfois la louche puisait une miette de viande, c’était presque toujours un morceau de poumon ou de tétine, dont l’heureux bénéficiaire suscitait l’envie de tous. Cette distribution durait deux heures et demie. La longue station debout et le lent défilé étaient épuisants… Cette question de la nourriture était évidemment primordiale. Parmi les quelques palliatifs – infimes vu le nombre de captifs – je cite que les religieuses de l’hôpital Saint-François donnaient une collation à la trentaine qui étaient appelés et conduits sous bonne escorte à cet établissement pour y être débarrassés (par étuvage) des poux qui n’avaient pas tardé à faire leur apparition, entre autres, dans les écuries.

Quelques-uns, entendant des enfants jouer à l’extérieur, loin du poste de garde, se risquaient à lancer une pièce par-dessus le mur et à crier : « Va chercher du pain et lance-le moi ! J’attends ici ! ». Les gamins ne revenaient pas, le plus souvent…

La caserne, comme toutes celles de l’ouest, était ancienne. Les toilettes, prévues pour la garnison normale, étaient un édicule surélevé comprenant une dizaine de cabines, au-dessous desquelles se trouvaient des tinettes qu’une entreprise locale venait échanger chaque jour, le transport se faisant à l’aide d’une longue voiture hippomobile. Ces installations ne pouvaient évidemment suffire avec une population décuplée. Il fallut creuser des « feuillées », étroites tranchées profondes utilisées généralement par les troupes en campagne, désinfectées à la chaux et comblées périodiquement pour être remplacées par d’autres. Ces conditions d’hygiène, la malnutrition et l’épuisement amenèrent vite la dysenterie. Les médecins prisonniers, les infirmiers tentèrent, avec les rares moyens que distribuaient les Allemands, de limiter l’épidémie menaçante. Un poste fut installé dans une maisonnette écartée du centre de la caserne, bien entendu à l’intérieur. Ce fut « l’infirmerie C », où le médecin lieutenant Galtier et moi avions la mission de distribuer quelques remèdes aux plus atteints des dysentériques, ceux-ci restant toutefois dans les locaux qui leur avaient été affectés. Privilège précieux : le médecin et moi avions notre couchette dans ce local, où un robinet nous assurait de pouvoir faire notre toilette. J’avais toujours gardé avec moi une musette contenant une chemise, le linge de rechange (pour le cas d’une étape longue amenant la transpiration), mon rasoir et les accessoires… et un jeu de cartes.

Chaque matin, muni d’une liste de médicaments d’urgence, je me présentais au poste de garde, où un soldat en armes était désigné pour m’accompagner d’abord au bureau du commandant d’armes allemand de la place d’Alençon où je rendais compte de la situation sanitaire à cet officier parlant français, et racontant volontiers des histoires du genre osé, puis à une pharmacie où m’étaient remis cachets, poudres et autres ingrédients propres à limiter la diarrhée. Je recevais quelques informations sur la situation dans le pays et la guerre qui continuait après la capitulation de la France ; cette possibilité était naturellement très appréciée par mon entourage, médecins et infirmiers.

En juillet, les opérations de photo, immatriculation, rédaction de fiches individuelles – avec indication de religion, soit catholique, soit protestant, les israélites ou les rares musulmans se gardant de donner la réponse exacte, et les athées comme moi étant d’office classés K (catholiques) – étaient terminées, et la moisson étant urgente dans la région, des groupes furent formés et envoyés dans la campagne pour être répartis dans les fermes. Beaucoup réussirent alors à s’évader – en fait à se soustraire au contrôle, à se procurer des vêtements civils et à tenter de regagner leur région d’origine, mais leur nombre amena des plaintes de la population des villages, victime de chapardages. La préfecture de l’Orne, sans doute sous la pression des Allemands, interdit la circulation de ces « personnes étrangères au département », et beaucoup furent repris. La population du camp diminua cependant avant l’automne, de façon très importante, les convois dirigés vers l’Allemagne étant organisés. Notre caserne, dans le langage officiel c’était le « Frontstalag 201 », se vida progressivement. Le commandant, à cette époque, parlait parfaitement le français et acceptait de recevoir ceux qui pensaient avoir une chance d’être libérés pour une nécessité de service. C’était le cas des instituteurs, la rentrée d’octobre constituant un motif apparemment sérieux… Mais nos espoirs furent déçus : les chiffres donnés à l’origine servaient de base pour l’envoi en Allemagne et tout ce que put faire ce commandant pour la soixantaine d’entre nous pouvant justifier de la qualité de membre du personnel sanitaire, fut de nous rendre nos livrets militaires en nous disant qu’à notre arrivée en Allemagne, on ne manquerait pas de nous libérer en application de la convention de Genève. Il faut ici noter que cette soixantaine d’entre nous avions bénéficié d’une « permission » pour retourner chez nous sous contrôle. Le service fonctionnait si bien que les « Kreiskommandantur » nous avertirent d’avoir à regagner le camp. Aucun d’entre nous ne manquait à l’appel. Il faut dire que le séjour en zone occupée des militaires français était très surveillé par les occupants, et aussi que les familles ou amis des prisonniers déjà enfermés en Allemagne se faisaient facilement leurs auxiliaires, en vertu d’une conception fâcheuse de l’égalité…

Nous avions, à Alençon, été réconfortés par l’aide d’un certain nombre de personnes, parmi lesquelles notre collègue Dupont et sa famille. Ceux-ci accueillirent ma femme venue après son retour des Deux-Sèvres où s’était arrêtée son évacuation après notre rencontre de Domfront. Ils lui envoyèrent des farines alimentaires pour bébés qu’ils se procuraient plus facilement que dans notre région. Lorsque notre départ – le dernier convoi fourni par le camp 201 – fut annoncé, ils s’efforcèrent de nous munir de quelques provisions. Le parcours s’effectua dans des wagons à bestiaux « chevaux 8, hommes 40 » avec un peu de paille sur le plancher. On était en hiver, le froid était glacial, la neige couvrait la campagne. Le convoi suivait en gros la ligne de démarcation entre zone occupée et zone libre. Plusieurs tentatives d’évasion se produisirent : les soldats de l’escorte, très excités, tiraient dès qu’un prisonnier parvenait à sauter. Ils prirent aussi au hasard des malheureux qu’ils tuèrent froidement. Un d’entre eux, originaire de la Manche, fut jeté mort dans notre wagon à titre d’exemple, avec la menace de prendre parmi nous quelques otages si une tentative d’évasion avait lieu… J’ai personnellement examiné le corps et trouvé les renseignements dans une poche du malheureux. Celui-ci n’avait pas tenté de fuir : il était déchaussé d’un soulier. J’ai su à l’arrivée que ses bourreaux l’avaient tiré hors du wagon alors que ses camarades tentaient vainement de le retenir, et l’avaient froidement assassiné… Plus heureux, dans un autre wagon, un sergent avait été sauvé de justesse par ses compagnons luttant contre les soldats qui le tiraient vers l’extérieur… Cette menace, la présence du cadavre, le froid, la faim, car nos maigres provisions avaient été vite consommées, font de ce parcours qui dura trois jours, un des plus pénibles souvenirs de ma captivité. A noter la présence dans le convoi d’un facteur des postes d’Alençon, arrêté au cours de sa tournée, pour compléter un effectif insuffisant !

Quand le convoi eut atteint l’Allemagne, il n’était plus possible d’envisager une évasion du train. Plus de coups de feu de l’escorte, nous étions exténués, affamés, inquiets sur la destination du convoi et notre sort à l’arrivée. Quand le train s’arrêta, il faisait encore nuit, notre cohorte eut à parcourir plusieurs centaines de mètres à travers les voies, puis un chemin enneigé. Le Stalag VII A, avec ses barbelés, ses miradors aux armes menaçantes, ses projecteurs et les quarante baraques bordant son avenue centrale était bien loin de notre caserne d’Alençon… mais pour l’heure c’était un abri et les baraques aux lits superposés et à l’atmosphère attiédie nous faisaient un peu oublier l’horreur du voyage.

Dès le lendemain, recommencèrent les formalités de « recensement ». Les bureaux du camp étaient installés hors du camp proprement dit, dans une enceinte clôturée de barbelés et contiguë au vaste espace occupé par le stalag. Dès notre arrivée, des « anciens » avaient parcouru les baraques qui nous avaient été attribuées, chacun portant un carton où était inscrit le nom d’un département. Celui de la Somme était aux mains d’un collègue instituteur, De Saint-Riquier, alors en poste à Esmery-Hollen et, pour l’heure, employé à la « Kartei », où nous devions passer pour les formalités d’inscription. Cette rencontre inattendue constituait un réconfort. « De Saint », comme nous l’appelions par abréviation, me recommanda de passer par la table où il officiait, afin de simplifier au maximum les formalités. Lors de l’établissement de ma fiche, je déclarai naturellement un enfant… Je présentai mon livret militaire avec la justification de mon diplôme d’infirmier qui fut reconnu valable, ce qui me dispensait de tout travail, (hormis celui « d’entretien du camp »).

Trois semaines après mon arrivée, un nombre important de « sanitaires » fut libéré et rapatrié, mais il fallait avoir 30 ans, ou 25 ans et 2 enfants… J’ai alors bien regretté ma sincérité ! Il est en effet peu probable que des vérifications aient eu lieu en France après si peu de temps.

« L’entretien du camp » comportait, pour les sous-officiers non volontaires pour le travail et le personnel sanitaire, une corvée a peu près bimensuelle où une trentaine d’entre eux devaient, pour une moitié creuser un vaste trou, l’autre moitié transportant à l’aide d’une brouette la terre et les galets du sous-sol dans un autre trou afin de le combler… Ce manège ubuesque se poursuivait quand, lors de ma libération, je repassai par le VII A…, les trous ayant bien entendu changé d’emplacement.

« De Saint » me fit connaître les autres instituteurs picards partageant notre sort – six, dont un que j’avais eu comme ancien à l’Ecole Normale, Dubus, Anger (Amiens) travaillant aux cuisines, Borny, Denel… Tous étaient avides de nouvelles concernant notre région, et, naturellement, m’intégrèrent à leur petit groupe qui se retrouvait pour les parties de cartes interminables et aussi pour assister aux cours que, après 7 ou 8 mois de captivité, les prisonniers avaient organisés : allemand, musique, théâtre… C’est là que je pris mes premières leçons d’allemand…

Lagerstraße

Le camp comprenait 40 baraques, chacune de 360 lits environ, soit une capacité totale d’environ 15000 hommes – environ la moitié de cet effectif travaillait dans des Kommandos plus ou moins nombreux, d’une dizaine à plusieurs centaines, et plus ou moins éloignés. Les hommes de troupe étaient astreints obligatoirement au travail. Les sous-officiers en étaient dispensés, à moins qu’ils ne fussent volontaires. Ceux-ci étaient peu nombreux, nous étions conscients qu’il était important d’éviter, en remplaçant les Allemands au travail, d’augmenter le nombre des soldats de l’Allemagne. Quelques-uns ne supportant pas l’enfermement permanent dans l’enceinte du camp ou espérant pouvoir s’évader, acceptaient de partir en Kommando.

Il n’était pas d’usage entre nous de juger cette attitude, mais lorsqu’un Allemand demandait à un réfractaire son nom et son grade, celui-ci faisait sonner dans sa réponse : « Sergent (ou Adjudant) non volontaire pour le travail ».

Je garde le souvenir d’un sergent, maçon dans le civil, alcoolique, que nous avions dû soutenir lors d’un comptage au camp d’Alençon pendant lequel il avait fait une crise de delirium-tremens… Peu de jours après l’arrivée en Allemagne, il nous demanda de comprendre son désir de partir en Kommando, car il espérait pouvoir se procurer de l’alcool dont la privation lui était insupportable… Personne dans le groupe des anciens d’Alençon qui avaient connu la scène ci-dessus au cours de laquelle il s’était arraché une touffe de cheveux, s’occasionnant un arrachement du cuir chevelu, n’eut le courage de blâmer son choix.

Le camp, très vaste, comprenait, je l’ai dit, 40 baraques, chacune comportait deux salles « meublées » de lits superposés en trois étages, avec une paillasse bourrée de papillotes de bois et une mince couverture. Aucun autre objet ne devait encombrer les travées et l’allée centrale. Chacun suspendait à sa place la (ou les) musettes contenant son maigre avoir… une chemise, des chaussettes sauvées du désastre ou reçues (pour les anciens ayant pu profiter de l’envoi d’un colis de la famille ou de la distribution organisée par la Croix Rouge…, les lettres de la famille, un livre parfois, le rasoir, une serviette, un crayon…

Puisque j’évoque les lettres, on notera que nous recevions chaque mois une formule comportant une vingtaine de lignes, une carte chaque quinzaine ainsi qu’une étiquette à transmettre à la famille pour l’envoi éventuel d’un colis. Bien entendu, les envois passaient par la censure comme y étaient passés les photos, lettres, livres ou autres objets composant notre trésor… La famille, pour sa réponse, devait utiliser la partie détachable de la formule… La lenteur de ces multiples étapes était telle que la réponse à une question posée n’arrivait que d’un mois à six semaines plus tard en moyenne ! Les changements de camp ou de Kommando venaient encore retarder le courrier et les colis. Passé du Stalag VII A au XVIII B, je n’ai reçu mon premier colis que vers le 1er juillet 1941…

Les boîtes de conserves (rares) qui se trouvaient dans les colis étaient systématiquement percées avant d’être remises au destinataire, afin d’éviter toute constitution d’une provision en vue d’une évasion, ce qui imposait la consommation immédiate. Au XVIII B, les infirmiers et médecins du lazaret (hôpital des prisonniers) recevaient un nombre double de formules-lettres, cartes et colis, privilège fort apprécié évidemment, pour la vingtaine de bénéficiaires. Le bureau de censure nous gardait les boîtes de conserves jusqu’à notre demande, sans les percer, ce qui était fait quand nous les prenions… Nous pouvions ainsi étaler la consommation de ces provisions qui étaient partagées par les groupes de camarades – 4 ou 5 environ.

Cette question de la correspondance m’a fait perdre le fil du récit… Je dois revenir au départ du Stalag VII A, environ deux mois après mon arrivée. Je fus désigné pour partir avec un effectif de huit infirmiers pour le Stalag XVIII B, à Spittal sur la Drave, en Autriche. Le déplacement eut lieu par chemin de fer, sous escorte armée, bien entendu, via Munich et la traversée des Alpes. Le Stalag, bien plus petit que le VII A avait une capacité d’environ 1500 hommes et se trouvait à l’arrière d’une caserne. Le lazaret comprenait trois baraques séparées du camp proprement dit. Un chemin longeait la baraque où nous devions loger et la voie ferrée longeait l’autre côté du triangle formé par les trois baraques. Les barbelés et deux miradors entouraient cette annexe du camp… Notre baraque (qui existait toujours en 1983) comprenait notre chambrée, les chambres des médecins, des salles de soins et pansements, plus tard nous pûmes aménager une salle d’opérations bien sommaire. Les malades et blessés étaient répartis dans les deux autres baraques.
A notre arrivée, aucun prisonnier n’était présent dans le camp, apparemment récemment aménagé. Nos deux gardiens bavarois nous remirent aux militaires de la caserne et repartirent pour le VII A à Moosburg. Embarrassés par cette arrivée trop hâtive et imprévue, les militaires nous installèrent pour la nuit dans une pièce de leur caserne, et le lendemain nous expédièrent, toujours avec deux gardiens, à l’Oflag XVIII à Lienz distant d’environ 70 km. Nous devions y rester trois semaines avant de revenir à Spittal où il y avait maintenant des prisonniers et des gardiens.

L’Oflag – camp pour officiers prisonniers – comptait environ 700 officiers. Une centaine de simples soldats, également prisonniers assuraient les services, cuisine, entretien, corvées diverses. Le régime carcéral était toujours le même, mais la nourriture était plus variée, les officiers recevant leur solde pouvaient faire effectuer des achats de légumes pour améliorer l’ordinaire. Ils avaient aussi mis sur pied des cours assurés par les officiers qui, dans le civil, étaient professeurs ou universitaires. Les plus jeunes entretenaient leur forme physique par des séances de gymnastique matinales. J’ai retrouvé dans ce camp un de mes camarades de promotion, Leleu, prof du technique, un jeune instituteur abbevillois, Hardy, et un autre collègue abbevillois, Bon, alors âgé de 45 ans, ancien combattant de 1914-18, qui était capitaine et qui fut plus tard libéré dans le cadre d’une décision applicable aux anciens combattants de la première guerre mondiale.

La surveillance dans ce camp était très stricte, et si un prisonnier s’approchait trop de la clôture barbelée au gré de la sentinelle veillant du haut du mirador, celle-ci n’hésitait pas à tirer dans sa direction, et la poussière soulevée par la balle tout près de l’imprudent ramenait celui-ci à la dure réalité : nul doute que le tir, en cas d’insistance du « fautif » aurait été fatal…

Pour nous les « pensionnaires » involontaires, nous passions les longues journées à des tours du camp, à distance convenable de la clôture, sur un itinéraire invariable – 912 pas selon la mesure du capitaine Bon… Je suivais aussi quelques cours d’histoire et faisais quelques parties de ping-pong (j’avais emporté une raquette achetée à Alençon, où nous avions installé une table de fortune, et les officiers à Lienz pouvaient faire acheter les balles « en ville » dans le cadre des achats que j’ai indiqués plus haut. De telles possibilités étaient inexistantes au VII A et je présumais, ce qui se vérifia, qu’il en serait de même à Spittal, aussi je laissai ma raquette aux collègues lors de notre retour au XVIII B, en mars.

Toujours sous une escorte armée, mais toutefois relativement ouverte à la conversation, après un parcours d’une ou deux heures en chemin de fer, nous arrivâmes au lazaret décrit précédemment.

Un certain nombre de prisonniers se trouvaient maintenant dans le camp, plusieurs médecins étaient installés dans la partie lazaret : les colonels Monteux et Stessel , le capitaine Deramon, deux médecins lieutenants, un dentiste. Après la campagne yougoslave arriva le chirurgien Miodrag Kostich, colonel prisonnier accompagné de deux soldats également prisonniers qui lui servaient d’ordonnances. J’ai dit plus haut que nous étions neuf, moi compris. Il faut ajouter à ce personnel sanitaire un prêtre catholique prisonnier, lieutenant, qui partageait notre sort, plus exactement celui des médecins, et qui servait d’aumônier pour les catholiques.

Très vite arrivèrent les premiers malades et blessés – ceux-ci étaient des accidentés du travail, dont les blessures n’avaient que rarement un caractère de gravité. Les malades souffraient de bronchites, mais aussi d’affections graves pouvant justifier éventuellement le rapatriement ou nécessitant des soins constants ou des interventions chirurgicales… Deux médecins allemands, officiers, un jeune parlant un français impeccable, et un d’âge mûr, autrichien, intervenaient pour confirmer les diagnostics susceptibles d’amener le rapatriement et faisaient le tour des salles, flanqués d’un infirmier non gradé. Le plus jeune, nazi, raide dans son maintien, arborant une cicatrice, trace d’un duel d’étudiant, et qui devait sans doute à de hautes protections cette affectation de tout repos, se montrait toujours correct, voire courtois avec les médecins prisonniers. Il se plaisait à me poser quelques questions du genre : « Monsieur l’instituteur, Charlemagne était allemand ou français ? » A quoi je répondais : « C’était un germain »… Le 22 juin 1940, il arriva comme à l’ordinaire, claqua les talons, salua et nous dit : « Notre Führer a aujourd’hui déclaré la guerre à la Russie ». Bien entendu, il n’eut aucune réponse de notre part, mais, quand il eut tourné le dos, les espoirs d’une fin possible de la guerre avec ce nouveau front, et aussi la crainte d’un durcissement de nos conditions déjà pénibles de détention alimentèrent évidemment les conversations.

Le rythme de notre travail était : pansements et soins divers le matin, repas pour lequel on nous faisait passer dans le camp, et qui était naturellement aussi sommaire et peu engageant que ce que nous avions connu au VII A, les marmites destinées aux malades étaient apportées par une corvée de prisonniers du camp et leur contenu distribué selon les indications médicales à ceux qui n’étaient pas à la diète…L’après-midi, fin des soins si tous n’avaient pu être donnés en matinée, puis « temps libre » pour jeux de cartes, échecs sur des cartons de fortune, avec des pièces et pions de même facture, correspondance, tours de notre partie du camp, lessive parfois ; avec un des huit infirmiers, nous formions un équipe de bridge qui s’opposait tantôt à des malades, tantôt aux médecins ou à nos collègues… Nous étions reconnus par tous comme des champions à ce jeu… Le soir, nous organisions entre nous la garde, si un ou plusieurs malades étaient dans un état grave : la nuit était partagée en trois tranches de trois heures environ. Bien entendu, je prenais mon tour comme les autres, et ainsi nous étions neuf et la garde de nuit ne revenait que tous les trois jours pour chacun.

La distribution des « médicaments » était organisée en deux temps : je me rendais à la « pharmacie » du lazaret, dans l’une des trois baraques et je présentais la liste des produits établie selon la prescription des médecins. Il était spécifié que les deux « infirmiers » allemands (ou autrichiens) officiant à ce comptoir ne devaient répondre qu’aux demandes formulées en allemand. Si les rudiments que je possédais à présent dans cette langue pouvaient suffire pour exprimer le but de ma venue, je n’en dus pas moins « ingurgiter » rapidement les noms des objets ou produits. Il faut dire que la liste n’était pas bien longue : les bandes de pansements, l’ouate, les désinfectants, quelques pommades pour les blessures ou eczémas, l’eau distillée, quelques aiguilles pour les piqûres que nous faisions durer en les désinfectant à l’eau bouillante et en les aiguisant sur une pierre…

A la « pharmacie », le caporal Pick et son aide ne se montraient rigoureux que si un chef allemand était présent. Si nous étions seuls, la conversation s’engageait. Elle devait prendre un caractère tout particulier après la déclaration de guerre à la Russie, quand Pick, au bord des larmes, me dit que son fils âgé d’une vingtaine d’années et, bien sûr, mobilisé, venait d’être envoyé sur le front russe, d’où déjà arrivaient des listes de tués ou blessés…

Les bronchiteux ne pouvaient espérer ni sirop, ni révulsifs et l’usage des ventouses – en usage courant à cette époque en France – était inconnu du corps médical et des infirmiers allemands, bien étonnés quand ils nous virent utiliser les trois ou quatre verres dénichés au fond d’une armoire… Par habitude, à ce genre de malade, après l’auscultation, le capitaine Deramon laissait échapper un conseil : « Prends des boissons chaudes ! », oubliant que nous n’avions aucun moyen de chauffage pour cet usage, et bien entendu aucun « remontant » à verser dans l’eau chaude ! Il fallait se contenter de rester à l’intérieur, au lit sous la couverture, et prendre patience…

Je ne manquai pas de m’étonner auprès du capitaine. Cela était si peu comparable à ce qu’il devait prescrire en temps de paix à sa clientèle. « Bah, me disait-il, les clients, il faut bien répondre à leur désir, puisqu’ils se croient malades, mais vous verrez : ce gaillard, dans deux ou trois jours, ira bien mieux ! » C’est de ce temps lointain que je garde un certain scepticisme sur la réalité de certaines maladies et les prescriptions de certains médecins.

Après l’arrivée du chirurgien serbe, il fut envisagé de procéder à certaines interventions. Une « chambre » fut vidée de son contenu, une table installée au centre, une désinfection sommaire (au Rivanol, liquide ressemblant à l’eau de Javel) pratiquée, les instruments : bistouris, scalpels, aiguilles, fil pour suturer obtenus à la « pharmacie », ainsi qu’une provision de fioles d’éther pour les anesthésies. On opérait une matinée sur deux, les pansements étant alors repoussés au lendemain ou à l’après-midi. Il s’agissait généralement d’appendicites ou de hernies. Le patient, couché sur la table, était attaché à celle-ci au moyen de bandes de pansement. L’anesthésiste était allemand, j’étais son assistant pour le passage des instruments. Un large tampon d’ouate en guise de masque était arrosé directement d’éther dont l’odeur remplissait la chambre. Le docteur Kostich recevait les instruments et procédait, le patient dûment endormi, aux incisions, examen des viscères, ablation, suturation et pansement final, mais il avait coutume de nous commenter au fur et à mesure ses gestes en français, puis en allemand à l’intention de l’anesthésiste, et tout cela entrecoupé de demandes ou de réflexions en serbe à son aide, de sorte que l’opération durait bien plus que le temps nécessaire… Le patient recevait ainsi souvent plus d’un demi-litre d’éther. Ces conditions que je résume ici, et qui peuvent paraître inimaginables, n’empêchèrent pas qu’en trois mois aucun accident ne survint et que tous les patients guérirent « par première intention », selon le terme consacré. Il arrivait aussi que la séance prenait un tour comique : ainsi lors d’une opération concernant un gaillard athlétique, peu disposé à perdre conscience, celui-ci, bien qu’entravé solidement aux bras et aux jambes, tentait de se dérober en agitant vigoureusement la tête de droite à gauche. L’anesthésiste, tout en le maintenant d’une main, versait généreusement l’éther sur le tampon, tout en l’exhortant au calme avec des intonations quasi maternelles prodiguées en allemand, et, dans son demi-sommeil, le patient l’injuriait copieusement : « Sacré cochon de Boche, tu ne m’auras pas ! », et autres noms d’oiseau… Nous avions peine à retenir nos rires, en dépit du sérieux de la situation. Enfin l’éther fit son office et l’opération put réellement commencer…

Notre groupe d’infirmiers, au fil des semaines, augmenta son effectif – le plus souvent avec des malades guéris, peu soucieux de retourner en Kommando, et dont la bonne volonté et le caractère égal permettaient de les former sommairement et de les intégrer. Les Allemands n’y mettaient pas entrave, feignant de croire qu’il s’agissait réellement de brancardiers ou infirmiers. Ainsi en était-il d’un sergent dont le patronyme « Bloch » ne laissait aucun doute sur l’origine israélite. Ce garçon cultivé, marié à une Anglaise avait donné comme état civil le nom de celle-ci et n’était connu que sous le nom de J. L. B. Jones. Je ne sais comment un malade, moine de son état, avait flairé l’affaire. Heureusement c’est à moi qu’il dit, alors que je lui faisais sa piqûre quotidienne : « Il paraît que Jones est un israélique (sic) ». La promesse de lui faire payer cher la répétition à qui que ce soit d’une telle sornette suffit heureusement à calmer son antisémitisme ; dès que possible il retourna au travail en Kommando, comme il était venu, et Jones qui parlait couramment l’allemand continua son office d’interprète, tout en se perfectionnant dans la pratique des soins, pansements et piqûres dont, à son arrivée, il ignorait le premier mot.

La monotonie des jours passés au lazaret était parfois rompue, heureusement. Les responsables du camp appliquaient une disposition de la Convention de Genève prévoyant que le personnel sanitaire ne peut être maintenu en captivité que pour soigner ses compatriotes et doit profiter de quelques aménagements de service. A cet effet, par groupe de la moitié de notre effectif, soit 8 ou 10, nous étions conduits en sortie sous la garde d’un « Posten » armé, hors de la ville ; le plus souvent par un sentier longeant la Lisa, affluent de la Drave, le but était Seeboden – le bout du lac – près duquel un important Kommando occupait trois baraques. Un médecin, le docteur Galtier que j’avais connu à Alençon, y dirigeait une modeste infirmerie. Nous étions heureux de pouvoir parler à des Français autres que nos compagnons habituels. Le Kommando avait une cantine où nous pouvions, en échange de « Lagergeld », monnaie spéciale des camps de prisonniers, obtenir une bière ou du cidre ! Je recevais, comme sergent, 1,40 DM par jour, sous forme de minuscules billets imprimés, ce qui permettait les achats de crayons, dentifrice, lames de rasoir et autres menus objets à la cantine du camp de Spittal, mais non de boissons ou de nourriture.

Seeboden, sur le Millstattersee, lac de Millstatt, comprenait quelques maisons, un café-hôtel, dont la terrasse en ces temps de guerre était déserte. Un bateau assurait le service de traversée du lac jusqu’à Millstatt. Notre monnaie ne pouvait être acceptée dans ces établissements ni sur le bateau, mais le médecin autrichien dont j’ai déjà parlé accepta de nous servir d’intermédiaire, et un jour nous pûmes aller ainsi à Millstatt, où notre brave cerbère habituel, Clausegger, se laissa convaincre de nous accompagner dans l’arrière-boutique d’un café, et nous pûmes nous régaler d’un authentique demi de bonne bière. Mis en appétit sans doute, nous eûmes, au retour à Seeboden, l’imprudence de nous attabler à la terrasse de l’hôtel pour y dépenser les derniers DM…. Cela suscita des protestations de passants ou de voisins, outrés de voir des prisonniers ainsi favorisés. Ils ne s’en prirent ni à nous ni à l’hôtelier, mais protestèrent auprès de l’autorité militaire de Spittal et, après enquête, notre bon médecin reçut un blâme sévère qui l’amena, nous le comprîmes, à éviter de recommencer.

Autre plaisir à Seeboden, un peu à l’écart des maisons, nous pouvions nous dévêtir, et en slip, nager près de la rive. Là encore, il y eut un débordement – non pas du lac – mais de notre camarade Rasson, nageur émérite originaire de Tourcoing, qui se paya le luxe de traverser le lac faisant à cet endroit dans les 200 m. Notre brave Clausegger en suait d’angoisse et d’inquiétude et il ne fut soulagé qu’après que notre ami fut remonté sur la berge. Il ne fut pas le seul à sermonner l’imprudent, et tout le monde garda le silence sur cette affaire qui ne se renouvela pas.

Une sortie mémorable nous amena, par une chaude après-midi d’été, à gravir la montagne dominant Spittal jusqu’à une ferme-refuge proche du sommet. Le pont sur la Drave franchi, nous attaquâmes la montée par un sentier parfois coupé par une barrière rustique empêchant les vaches nombreuses dans les prairies de descendre en ville. Clausegger, qui avait suggéré cette expédition, s’était aussi mis à l’aise, et, comme nous le plaignions d’avoir à porter son lourd revolver, il nous montra le contenu de l’étui : un paquet de cigarettes ! Cette marque de confiance nous toucha et personne n’en souffla mot au retour… Après deux heures de montée régulière, nous arrivâmes à la ferme et nous demandâmes s’il était possible de boire un verre de lait. Le fermier regretta de nous décevoir : la traite n’avait lieu que plus tard, mais si nous voulions boire du vin, il pouvait nous en servir… Cette proposition reçut évidemment notre approbation unanime et ce fut un moment rare dans la triste monotonie de nos jours de captivité.

J’ai eu bien longtemps après le témoignage du souvenir que le fermier gardait lui aussi de cette journée : Bernard, sur mes indications, a fait, 35 ans plus tard environ, la même ascension et le fermier qui avait vieilli, mais était toujours là, lui confirma notre visite.

La rareté de ces instants en faisait tout le prix ; nous luttions aussi contre l’ennui grâce à une activité théâtrale. Des sketches sans prétention étaient écrits par plusieurs d’entre les membres du groupe d’infirmiers. Quelques-uns avaient pu conserver ou se procurer un instrument de musique, biniou, mandoline ou autre, deux ou trois avaient un talent de chanteur, un coiffeur bourguignon réussissait, à force d’ingéniosité, à se costumer en serveuse de cabaret. Nous réunissions les malades et le corps médical pour les représentations que quelques officiers allemands et les médecins suivaient également – en principe pour constater que tout était conforme à la bonne règle, au respect de l’autorité, mais pour eux aussi c’était une détente dans une suite de jours où les distractions étaient rares.

Tout événement venant rompre l’implacable monotonie des jours était le bienvenu : l’apothéose, si on peut risquer ce terme, fut le passage sur la voie ferrée longeant, comme je l’ai dit, l’enceinte du lazaret, du train blindé de Hitler, de retour d’une visite en Yougoslavie après le rapide écrasement de l’armée de ce malheureux pays. Nous avions été prévenus, et tous les valides étaient présents près des barbelés. La gare de Spittal étant toute proche, le train roulait pratiquement au pas, impressionnant avec ses pièces d’artillerie et ses mitrailleuses sur les plates-formes. Le wagon central était vitré, et, surprise, le chancelier se tenait debout derrière une vitre, parfaitement reconnaissable à quelques mètres de notre groupe. Sans doute par réflexe à la vue des uniformes, il nous gratifia d’un salut le bras levé, bien entendu sans le moindre geste de notre part et sans un mot.

Les pages précédentes pourraient laisser croire qu’après tout quelques aspects de la vie des KG. (Kriegsgefangenen : Prisonniers de guerre) rendaient cette vie plus supportable. Ce n’était, hélas qu’un court instant qui n’effaçait pas la mélancolie – au sens médical du mot – et après lequel revenaient lancinantes les sombres pensées qui nous habitaient en permanence…

C’était l’isolement, l’éloignement des êtres chers et l’incertitude d’un avenir que certains avaient tout lieu de redouter : quelle serait leur place au foyer, si celui-ci, déjà fondé, avait survécu à l’absence interminable, au travail, où les places seraient rares peut-être, et où les meilleures auraient été occupées par ceux qui se trouvaient disponibles, et bien d’autres soucis. Il y avait bien le courrier. J’ai dit la rareté et son caractère excluant en fait tout épanchement sentimental, et tout jugement sur la condition qui était la nôtre. La censure veillait : aucune carte ou lettre ne partait ou ne nous était remise sans qu’elle soit revêtue de la mention « geprüft », témoignage du passage de l’impitoyable censure ! Le temps d’acheminement – plus d’un mois dans chaque sens – a pour conséquence qu’une question posée ne recevra la réponse que deux mois au minimum plus tard que son envoi ! Dans ces conditions, si l’expéditeur n’a pas noté sa question, il fera bien difficilement le lien entre sa préoccupation de l’époque et la lettre qu’il reçoit… Et si la réponse tarde à venir, c’est l’inquiétude qui s’installe, le doute sur la volonté de répondre nettement du destinataire de la question. Et s’il n’y a pas de réponse, c’est l’angoisse qui ronge le malheureux, qui ne manque pas alors d’imaginer le pire quant à la santé des êtres chers, au développement des enfants, aux dangers des bombardements dans bien des cas !

Le courrier apporte aux uns et aux autres leur part de mauvaises nouvelles, les difficultés des parents, de l’épouse pour maintenir une situation déjà précaire, aujourd’hui menacée, car l’occupation a de lourdes conséquences sur les exploitations, les entreprises et leur personnel… L’impuissance à aider les siens à faire face hante le prisonnier. Et qui peut aider le malheureux qui vient d’apprendre la disparition d’un être cher ? Attendue avec impatience, la lettre n’est ouverte qu’avec une sourde inquiétude… Qu’on ne demande pas d’être optimistes à ceux qui ont perdu le sens de l’espérance !

Il est pour nous, les infirmiers, des heures particulièrement difficiles que j’ai d’ailleurs qualifiées d’heures noires : ce sont celles où les moyens dérisoires dont nous disposons s’avèrent insuffisants pour lutter contre la maladie et contre la mort qui rôde autour de ceux que nous savons condamnés à ne pas connaître la joie du retour.

Me revient en mémoire l’agonie d’un malheureux originaire d’un village du Vimeu, dont le vieux père et la jeune épouse attendaient avec l’enfant de quatre ans le retour de celui qui reprendrait, espéraient-ils, sa place à la tête de la modeste exploitation agricole. Je m’efforçais chaque jour de l’encourager et d’entretenir son espoir du prochain départ d’un convoi de rapatriés devenus inaptes au travail… Et au jour fatal, j’étais seul pour lui tenir la main…

Chef (!) du groupe des infirmiers, j’avais mission dans ces cas, hélas trop fréquents, de me rendre avec une voiture hippomobile et l’inévitable « Posten » à l’office des pompes funèbres de la ville de Spittal pour y chercher un cercueil de bois mince, peint en noir, garni d’un oreiller de papillotes dans son sac de carton noir, puis de procéder à la mise en bière. L’inhumation avait lieu au cimetière de la ville, à un kilomètre environ du camp. L’aumônier Valgalier, trois infirmiers et moi formions tout le cortège. Un carré du cimetière avait été réservé pour les prisonniers de guerre des diverses nationalités. Un prêtre autrichien assisté de deux enfants de choeur d’une dizaine d’années nous attendait et demandait s’il y avait un prêtre parmi nous. L’aumônier s’avançait et ayant croisé son étole sur son uniforme, disait quelques prières, après quoi mes camarades et moi, laissions glisser entre nos mains les cordes retenant le cercueil qui était ainsi descendu dans la fosse préparée. Les prisonniers ne pouvaient répondre lors de l’interrogatoire sur la religion que catholique ou protestant. Ces derniers sont assez rares en France, et les athées déclarés aussi. Il était habituel, avant de laisser le soin aux fossoyeurs de combler la tombe, de chanter le « Ce n’est qu’un au revoir mes frères… » Pendant des dizaines d’années, je n’ai pu entendre ce chant sans m’éloigner pour cacher, comme aujourd’hui, les larmes qui me montent aux yeux à cette évocation…

Après mon retour, attendu par la famille du camarade vimeusien cité plus haut, que j’avais chargé mon épouse d’avertir du décès avant l’arrivée de l’avis officiel, j’ai eu à relater cette funèbre cérémonie. J’ai eu aussi à participer à la cérémonie organisée après la guerre lors du retour des cendres des PG décédés en captivité. Je ne pouvais naturellement me dérober, mais on comprendra mon émotion quand, cinquante ans plus tard, je revis ces pénibles souvenirs.

J’ai indiqué, au fil de ce récit, quelques informations qui nous étaient parvenues, généralement à l’arrivée d’un groupe, d’un camarade venant d’un autre camp ou ayant travaillé en Kommando, où il avait eu quelques contacts avec la population civile. Ainsi, à notre arrivée au VII A en janvier 1941, comme nous venions de France, avions-nous pu donner à ceux qui nous avaient précédés, des indications – plus ou moins précises d’ailleurs – sur la situation militaire et celle de la population civile… De bouche à oreille, avec les interprétations diverses, voire la compréhension des « informateurs », cela donnait lieu à la diffusion de « bobards ». Le plus souvent il était vain d’espérer pouvoir se faire une idée précise de la situation réelle. Sans qu’on puisse en déterminer l’origine, circulaient ainsi des bruits qui, en règle générale, tentaient de s’appuyer sur quelques « signes » pour prédire une prochaine libération. Pour la rendre plus crédible, il arrivait qu’on limitât cette espérance à une catégorie de captifs ; les plus âgés, les pères de famille, certains fonctionnaires… Les illusions devenaient vite évidentes et les idées noires reprenaient le dessus.

La situation militaire réelle nous était inconnue. L’avance rapide en Russie, par exemple, que nos gardiens les plus proches des nazis ne manquaient pas de nous décrire, tout en nous affirmant qu’après la conquête nous serions rapatriés, n’avait pas tardé à se révéler comme le prélude d’un enlisement des armées allemandes, et nous avions pu constater chez les plus âgés des gardiens la croissance de l’inquiétude…

Pour donner l’illusion d’une information sincère, les Allemands avaient créé un journal qui nous était remis gratuitement : « Le Trait d’Union ». Il aurait été vain d’y chercher des renseignements sur la situation militaire. L’apologie du régime de Vichy, les espoirs entretenus à grand-peine sur l’action de solidarité de la mission Scapini (aveugle de la première guerre mondiale, promu par Vichy « ambassadeur chargé des intérêts des prisonniers auprès du gouvernement allemand ») et quelques événements bien choisis pour orienter les réflexions du peuple P.G. formaient l’essentiel du contenu de ce libelle que beaucoup d’entre nous considéraient comme un infâme torchon. J’ai le souvenir du cri de triomphe dont fut saluée dans sa première page la destruction en Mer du Nord du « Hood », le plus grand des cuirassés de la flotte britannique, par une escadre allemande groupée autour du très puissant et moderne cuirassé « Bismarck ». Comment nous parvint la réaction de Winston Churchill, le premier ministre anglais qui, devant l’Etat major de l’Amirauté, tint en trois mots : « Coulez le Bismarck ! » ? Je n’ai plus le souvenir de la source du renseignement qui nous était parvenu. Nous avions alors parmi nous des Anglais capturés en Grèce. Peut-être cet événement est-il antérieur à leur capture, et en avaient-ils eu connaissance. Cet ordre, quoi qu’il en ait pu coûter, fut exécuté, et le numéro suivant du « Trait d’Union » parut avec un bandeau noir… Faut-il préciser que ce deuil avait pour nous une couleur d’espoir, même si nous ne pouvions manifester nos sentiments trop ostensiblement.

C’est vers la fin de juillet 1941 que nous parvint l’annonce d’une prochaine « relève » du personnel sanitaire de notre lazaret devant toucher les plus anciens. Ce que j’ai dit des « bobards » circulant périodiquement parmi nous suffit à expliquer la réserve avec laquelle nous accueillîmes cette information… Mais cette fois, le processus se mit effectivement en mouvement. Une douzaine des nôtres – les plus âgés, et ceux qui avaient un ou des enfants – furent avisés officiellement. Peu de jours après, nous fûmes rassemblés, et, munis de nos bagages – c’est un bien grand mot pour un « trésor » qui tenait dans deux musettes – conduits à la gare de Spittal, où nous attendait un convoi formé de wagons de marchandises, mais nous n’en demandions pas plus. Contrairement à la disposition de ce même matériel lors de notre transfert de France vers l’Allemagne, les portes restaient ouvertes. A travers le très beau paysage autrichien, et à faible allure, nous fûmes transférés du XVIII B au XVIII A, qui était, en quelque sorte, le camp principal des XVIII, à Wolfsberg. Nous devions y rester quelques jours, groupés sous une tente, puis nous reprîmes le voyage vers le Stalag VII A, à Moosburg, en Bavière, dont nous étions, semble-t-il, toujours ressortissants. J’y retrouvai les camarades de la Somme qui me chargèrent de donner des nouvelles à leur famille. Après mon arrivée, je pus ainsi expédier quelques lettres plus intimes et explicites que les cartes du camp, aux familles de ceux qui résidaient sur la partie nord de la Somme, et rencontrer à Amiens Mmes Anger et De Saint-Riquier et à Moyenneville notre collègue Denel dont le frère était du groupe picard du VII A. Le Stalag était toujours le même, seul le fameux trou, auquel « travaillaient » les « non volontaires pour le travail » quelques heures par semaine, avait changé de place, l’ancien ayant été comblé, on avait dû en creuser un nouveau…

Quelques jours plus tard, nous partions, cette fois dans des wagons de voyageurs. Comme à Spittal, ceux qui restaient tâchaient de faire bonne contenance, mais les larmes n’étaient pas loin…

Le but du voyage était Châlons-sur-Marne. Là, nous fûmes conduits à une caserne et, un à un, passâmes au bureau allemand, où nous fûmes une nouvelle fois recensés, munis, pour ceux qui devaient, à l’arrivée chez eux, faire régulariser leur situation dans une ville de zone interdite (Abbeville pour moi), d’un laissez-passer valable une fois. Puis par un long couloir, nous passions dans un autre bureau, et cette fois, c’étaient les Français qui nous accueillaient et nous munissaient des pièces indispensables pour le retour, carte d’identité, billet de chemin de fer, etc…

Ensuite on nous servit un repas, simple, mais qui n’avait rien à voir avec la soupe des camps. Le verre de vin qui l’accompagnait fut accueilli avec tout le plaisir qui justifiait cette marque de la réalité de notre retour sur le sol français.

Le train nous amena ensuite à la gare de l’Est à Paris. Comment savait-on que plusieurs wagons contenaient des prisonniers libérés ? Toujours est-il qu’une véritable foule nous attendait et que nous fûmes salués par des applaudissements qui témoignaient d’un sentiment de joie réciproque. La séparation d’avec ceux qui avaient été les compagnons de ces derniers mois, les promesses de se donner réciproquement des nouvelles et de garder le contact, la joie de pouvoir se sentir libres et de s’asseoir devant une bière à la terrasse d’un café n’excluaient pas totalement l’inquiétude qui revenait, tenace, quand passaient les uniformes « vert de gris » des nombreux soldats allemands des troupes d’occupation…

La nuit au centre d’accueil, le parcours en train du lendemain, l’arrivée à la gare de Chepy, puis à Tours-en-Vimeu dans la famille où, enfin, le sentiment de liberté reprenait le dessus sur l’angoisse et l’ennui lancinants, les vêtements civils (ceux qui avaient échappé au pillage pendant la période douloureuse de l’exode), les visites des voisins vite informés de mon retour, puis dans les jours suivants la régularisation de ma situation, d’abord côté allemand, indispensable pour les hommes de mon âge valides, puis côté français, à la gendarmerie où déjà la nouvelle était arrivée – si déplorable que cela soit, il faut bien dire que les prisonniers évadés risquaient d’être dénoncés par des Français dont les proches n’avaient pas eu cette chance d’être libérés –, puis auprès de l’administration académique afin de régulariser aussi ma situation d’instituteur et recevoir une affectation pour la rentrée du 1er octobre… Cette période « sentant » encore les liens qui m’avaient tenu éloigné de la vie normale, avait quelque chose d’irréel, en dépit des moments si longtemps attendus de joie du retour à la vie de famille, où tant de choses alimentaient les conversations et où l’intimité enfin retrouvée m’enveloppait de sa chaleur. Il faudrait bien des années avant que disparaisse cette hantise : elle se manifestait surtout par des rêves où se mêlaient les souvenirs des lieux de la captivité et une impossibilité de m’en éloigner, en quelque sorte indéfinissable, mais insurmontable. J’ai eu le témoignage d’anciens prisonniers qui ressentaient les mêmes troubles plusieurs dizaines d’années après leur retour à la vie normale… Cette empreinte profonde n’est probablement pas étrangère à la fidélité des anciens combattants prisonniers de guerre à la Fédération qui les regroupe…

(a cura di Annie et Walter Gamet)

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3 risposte a La seconde Guerre Mondiale 1939-1945. Souvenirs personnels de cette époque (deuxième partie)

  1. anziani scrive:

    Bonjour
    Bravo pour la mise en ligne de ce récit
    Une surprise pour moi : le nom de mon grand-père Monteux est cité !
    Il était médecin au stalag XVIII
    J’ai une photo de groupe sur laquelle ne semble pas figurer Georges Magnier
    Auriez-vous d’autres informations ou photos non publiées ici et qui me permettrait d’en savoir plus sur la captivité de mon grand-père ?
    Merci par avance
    Cordialement
    Roselyne Anziani

    • A. Gamet scrive:

      Chère Madame, c’est avec plaisir et émotion que j’apprends que la lecture des souvenirs de guerre de mon père vous a intéressée ; que l’écho de cette rencontre entre votre grand père, le docteur Monteux, et mon père à Spittal nous parvienne par l’intermédiaire du site tenu par Gianluca Virgilio est tout à fait étonnant ! Sur cette période, je n’ai malheureusement pas d’autres renseignements que ceux qui sont dans le récit. Il se peut que quelques photos se trouvent encore dans la maison familiale de la Somme. Je vérifierai lors de mon prochain passage là-bas et si c’est le cas, je ne manquerai pas de vous le faire savoir.
      Bien cordialement. Annie Gamet

  2. Anziani scrive:

    Chère Madame
    Vous me trouvez également ravie de cette rencontre virtuelle !
    D’autant plus que mon grand père est mort avant ma naissance et la mémoire familiale à transmis peu de choses
    Voici mon mail : anziani.roselyne@wanadoo.fr
    Si vous le souhaitez je vous enverrai la photo de groupe
    A côté de mon grand père on peut voir le médecin De rayon cité par votre père ainsi je crois bien le chirurgien serbe
    Votre père ne devrait pas y être car la photo date de septembre 1940
    A bientôt
    Bien cordialement
    Roselyne Anziani

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