Zibaldone salentino (extrait 10)

Fermeture des librairies. Tommaso, mon libraire, ferme boutique : loyer du local trop élevé, beaucoup de frais, beaucoup d’impôts, concurrence des ventes sur internet ; il n’y arrive plus, il ferme. Le livre que j’ai acheté chez lui aujourd’hui est le dernier.

La différence entre science, lettres et arts d’après Mario Vargas Llosa (La Civilisation du spectacle)

« Dans ce processus, ce serait une erreur d’attribuer des fonctions identiques aux sciences, aux lettres et aux arts. Justement le fait d’avoir oublié de les distinguer a contribué à la confusion qui prévaut de nos jours dans le monde de la culture. Les sciences progressent, tout comme la technique, en annihilant ce qui est vieux, périmé et obsolète ; dans ce domaine le passé est un cimetière, un monde de choses mortes et dépassées par les découvertes et inventions nouvelles. Les lettres et les arts se renouvellent mais ne progressent pas, ils n’annulent pas leur propre passé, ils construisent dessus, s’en nourrissent et en même temps le nourrissent, au point que, tout en étant si différents et éloignés, Vélasquez est aussi vivant que Picasso, et Cervantès est toujours aussi actuel que Borges ou Faulkner. (…) Raison pour laquelle jusqu’à aujourd’hui les lettres et les arts ont constitué le dénominateur commun de la culture, l’espace au sein duquel a été rendu possible la communication entre les êtres humains (…) ».

En somme, la science assure le progrès matériel, mais les lettres et les arts sont nécessaires à la communication entre les hommes. L’écrivain pense à la science comme synonyme de la technique, il parle donc du progrès technique (par exemple, un téléphone mobile de nouvelle génération remplace et élimine un mobile de la génération précédente), celui-ci n’a pas besoin du passé, sauf pour les données nécessaires à l’avancée de nouvelles applications ; quant à la communication entre les hommes, a-t-elle vraiment besoin du passé ? En d’autres termes, pour communiquer entre eux, les hommes ont-ils vraiment besoin de connaître Vélasquez et Picasso, Cervantès, Borges et Faulkner ? La réponse peut être négative : non ils n’en ont pas besoin ! Il conviendra alors de répondre à cette autre question : quelle sorte d’homme sera celui qui peut se dispenser de connaître Vélasquez et Picasso, Cervantès, Borges et Faulkner ? D’ailleurs, sommes-nous bien certains que les lettres et les arts servent à communiquer ?

Résilience. « Son extrême valorisation est bien sûr en accord avec l’air du temps, qui invite chacun à se considérer comme un capital à faire fructifier. Mais, de façon plus large, la promotion de la résilience comme modèle diffus de traversée profitable des épreuves, du résilient comme modeste héros qui a reconnu et transformé ses fragilités est une arme idéologique et politique idéale. Elle est de fait posée aujourd’hui et saluée comme la solution pour surmonter les temps difficiles. » (extrait de « Résilience partout, résistance nulle part », recension de Contre la résilience de Thierry Ribault par Evelyne Pieiller dans Le Monde Diplomatique, mai 2021, p. 3)

L’usage abusif de ce terme est donc idéologique. La résilience est la vertu civique moderne, quiconque en est dépourvu perd toute capacité à s’insérer dans les rouages du consensus, donc reste en marge de la société comme un être inutile et nuisible. Être capable de s’adapter, de se plier, d’absorber tous les coups, de se recycler, de parvenir à faire comme si tout était pour le mieux, voilà ce que signifie être résilient. La résilience est une résistance particulière, qui vous pousse à brider votre propre force quand, choqué par un ordre violent, au lieu de vous y opposer vous l’exécutez, certainement pas de bonne grâce, mais faisant contre mauvaise fortune bon cœur, parfaitement conscient de l’inutilité d’une opposition franche, sûr de la victoire du pouvoir et de votre propre défaite ; votre résilience coïncide alors avec l’étendue de votre patience, avec votre capacité de renoncement, et non pas avec vos convictions, celles-ci pouvant même se maintenir intactes, fidèles à vos idées tant qu’elles restent à l’intérieur de votre tête ; l’important étant de renoncer à transformer la conviction en action, la parole en actes, l’idée en praxis. Ainsi la résilience s’avère-t-elle le contraire de la résistance, dans laquelle l’action suit la pensée. « Hier, aujourd’hui, toujours, ré-sis-tance », scandait-on dans les années soixante-soixante-dix, quand était encore vif le souvenir de la Résistance, celle que l’on célèbre toujours le 25 avril. Déjà à cette époque l’idée prévalait sur l’action qui, à se vouloir conséquente, pouvait aboutir au crime. Aujourd’hui le mot résistance a disparu du vocabulaire, remplacé par la résilience, adaptée aux « héros modernes » que nous sommes.

Pour savoir ce qu’est le rococo, il faut lire Casanova. Voici le portrait de la délicieuse Baret (Histoire de ma vie, Giacomo Casanova, éd. Robert Laffont, 1993, t. II, vol. 4, chap. IX, p. 263).

« J’ai peu de fois vu des femmes aussi jolies qu’elle, et jamais d’aussi blanches. Ses seins mignons, son ventre égal, ses hanches arrondies qui s’élevaient sur les flancs pour achever une courbe qui allait finir à l’extrémité des cuisses qu’aucun géomètre n’aurait jamais pu démontrer, offraient à mes yeux avides la beauté qu’aucun philosophe n’a jamais su définir. »

Ce portrait n’est certes pas un exemple d’art néoclassique, où la beauté renverrait à un idéal supérieur aux sens et ne susciterait aucun plaisir charnel ! Au contraire, la délicieuse Baret éveille le désir sensuel. Voici la suite du récit casanovien : « Je ne cessais de la contempler que lorsque l’impuissance de satisfaire aux désirs qu’elle m’inspirait me rendait malheureux. La frise de l’autel, où ma flamme s’était élevée au ciel, n’était composée que de petites boucles du plus fin or, dont on ne saurait imaginer le plus pâle. En vain mes doigts les maniaient pour les défaire ; les boucles me démontraient prenant une forme différente l’impossibilité de les défriser. La Baret partageait mon ivresse et mes transports dans le plus grand calme, ne se livrant à l’empire de Vénus que lorsqu’elle sentait tout ce qui composait son charmant individu en tumulte. »

Idéal ou exaltation du plaisir des sens ? Je crois qu’il n’est rien de plus rococo que les « petites boucles » de la Baret.

Le sarcophage d’Emilia Sauro. À Melfi, j’ai touché le sarcophage d’Emilia Sauro, conservé dans une salle du château, j’ai passé la main sur le marbre jusqu’à en éprouver le lissé, le poli extrême ; matière immatérielle, substance solide presque diaphane, devenant pour ainsi dire l’oxymore par lequel l’homme de l’Antiquité représentait son désir de conserver un corps aimé, le tombeau d’une femme que le marbre aurait caressée, étreinte pour l’éternité. À l’intérieur du sarcophage, le cadavre décomposé en une matière inerte, au-dessus, la femme recubans, d’une matière sublime, faite pour donner l’illusion d’une immortalité particulière. Une figure absolument sans passion, immobile depuis deux mille ans. Le guide nous dit que seul un milliardaire de l’époque pouvait se permettre un tel sarcophage pour la femme aimée. L’art des sculpteurs a donc servi à répondre à cette demande, à confirmer cette illusion. Et moi-même je serais encore attaché à cette illusion, s’il ne m’était apparu clairement que celle-ci s’est depuis longtemps échappée par l’ouverture pratiquée au côté droit du sarcophage par les paysans avides qui, un jour qu’ils labouraient leur champ, le découvrirent et crurent avoir trouvé un trésor.

La vie du monde est un chaos au sein duquel nous cherchons un ordre. Penser le monde d’après les catégories de l’espace et du temps, c’est mettre de l’ordre dans le monde. Si je ne distinguais pas les limites entre les choses, je ne serais pas en mesure de me déplacer au milieu d’elles ; de même que si je ne rythmais pas le temps, mes journées s’écouleraient dans un continuum insignifiant. Cela demande des efforts d’ordonner le monde. Quand nous sommes fatigués de le faire, nous dormons, l’espace et le temps se confondent alors dans le chaos où nous rentrons pendant notre sommeil. Pourtant, même en dormant, nous opposons des résistances au chaos : nous nous empressons d’occuper un espace bien délimité, la chambre à coucher, le temps lui-même semble scandé par la respiration et les battements du cœur. Nous ne nous laissons pas emporter par le chaos, nous luttons jusqu’à la mort. À notre mort, nous ne sommes plus en état de défendre notre espace-temps, mais nos proches y pourvoient en nous déposant dans une case où ils peuvent venir nous retrouver, de temps en temps, au cimetière, dans l’illusion de nous rejoindre encore et de nous rendre à la réalité. Pourtant notre espace-temps est fini, nous avons réintégré le chaos en tant qu’absence de vie. La mort est un retour au chaos, gouffre dans lequel l’espace-temps est happé jusqu’à sa disparition totale. Le néant, c’est justement cette disparition, le même néant que celui dont nous provenons (car il n’y a pas de raison de le penser autrement).

Penser. Oui, d’accord, le philosophe a écrit cela, et qu’est-ce que cela a changé ? Rien.

Ce raisonnement est faux. En effet, d’un philosophe on ne doit pas attendre d’indications pratiques, ni de réponse à l’insoluble problème de vivre, mais seulement une bonne manière de penser. Il n’a aucun pouvoir, comme chacun d’entre nous. Mais il a une faculté, celle de penser juste, quand la majeure partie des hommes pense de manière erronée ou ne pense pas du tout. L’erreur vient de notre tendance à réaliser ce qui nous convient (notre instinct égoïste) et à ne pas comprendre la réalité des choses. C’est pourquoi, tout au long de leur vie, la plupart des hommes n’exercent pas leur faculté de penser, ils meurent sans avoir jamais pensé.

Penser et vivre. Pourquoi un maître à penser, quelqu’un qui enseigne à penser les choses du monde, ne devrait-il pas être aussi un maître de vie ? Est-ce à dire qu’il existe un lien de causalité entre la pensée et la vie ? Peut-on vivre de la manière dont on pense, ou bien quelque chose, un tertium, vient-il interférer et empêcher cette correspondance ? La pensée ne devrait-elle pas viser uniquement à la garantie d’une vraie vie pour l’homme, sous le signe de l’authenticité des rapports humains ? Ou peut-être est-ce le contraire qui est vrai, à savoir que la pensée est extérieure à la vie, en dehors d’elle, qu’elle lui est étrangère et qu’elle ne peut donc rien garantir ? Auquel cas la pensée n’est pas conçue comme un outil utile à la vie, mais seulement comme un moyen de comprendre la vie ; la vie qui, de toute façon, avance d’elle-même, indépendamment de toute pensée. Elle avance d’elle-même ou plutôt elle cherche toutes les stratégies possibles pour se nourrir et se reproduire, au prix de ruses de toutes sortes. Mais s’il en est ainsi, que signifie penser ? C’est peut-être notre sixième sens. Nous nous servons des cinq premiers pour vivre dans le monde, et du sixième, la pensée, (sur-sens, métasens), pour comprendre notre manière d’être au monde, ne pas nous faire avoir, même par nous-mêmes. Rien de plus.

Mostar. Célèbre pour son pont détruit pendant la guerre de Yougoslavie au début des années quatre-vingt dix. Mostar se donne à voir grâce à un parcours touristique qui, du parking des bus, fait passer par le pont, la mosquée, pour finir dans la longue rue commerçante (le bazar). La rangée de maisons qui donnent sur ce parcours des mille et une nuits cache, comme les coulisses d’un théâtre, les nombreux édifices bombardés ou incendiés qui, n’ayant pas été restructurés, restent délabrés et inhabités. Les touristes ne les voient pas. Adi, notre guide, dit  que la société bosniaque est plus que jamais divisée en ethnies (serbes, croates, bosniaques) qui vivent séparés comme cela n’était jamais arrivé avant la guerre : écoles et hôpitaux pour chacune des ethnies, très peu de mariages mixtes, grande méfiance réciproque. À cause de cela, beaucoup partent et ne reviennent pas.

Les nombreux touristes aiment voir les plongeurs de Mostar. Sur le vieux pont (stari most), ces jeunes plongeurs sont prêts à se jeter de haut en bas (plus de vingt mètres) pour trente euros que les touristes recueillent en se cotisant : par envie d’assister au spectacle et de ressentir un surcroît d’émotions.

[Traduzione di Annie Gamet]

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